L'Express, no. 3117 - Livres document, mercredi, 30 mars 2011, p. 112-115
En pleine polémique sur la commémoration du cinquantenaire de sa mort, l'auteur de Voyage au bout de la nuit resurgit dans un ouvrage monumental, rassemblant les centaines de témoignages de gens qui l'ont connu. L'Express en publie trois en avant-première, puisés dans la période de la collaboration. Ils éclairent le sulfureux parcours et la personnalité trouble du Dr Destouches.
Voilà un pavé qui vaut toutes les commémorations officielles ! Près de 1 200 pages, qui rassemblent tout ce qui a pu être dit ou écrit par des témoins directs à propos de Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline. De son premier bulletin à la communale - "vaniteux au-delà du possible" - au récit de ses obsèques secrètes - "enterré plus pauvrement qu'un concierge", écrit Rebatet -, ces centaines de témoignages, pour une large part inédits ou introuvables, dressent un portrait kaléidoscopique et passionnant du plus sulfureux de nos romanciers. Pour donner une petite idée de l'effet puissant qu'exerçait Céline sur ceux qui le croisaient, citons le professeur américain, Milton Hindus, qui écrit, dévasté, dans son Journal après quelques jours passés au côté de l'écrivain en son exil danois : "Il m'a rendu aussi fou que lui. J'ai contracté un tic nerveux de la paupière et j'ai de bizarres tiraillements aux muscles de la jambe."
Maître d'oeuvre de cette biographie polyphonique, David Alliot, grand défricheur célinien, a retrouvé - et parfois recueilli lui-même - le témoignage d'anciens de 14, de patients du docteur Destouches, de son vétérinaire (!), mais aussi des rapports des Renseignements généraux, d'obscures publications médicales, des articles rares racontant les dessous du prix Goncourt 1932 (qui échappa de peu à Voyage), ainsi que les pages d'une pléiade d'amis célèbres : Arletty, Marcel Aymé, Robert Denoël, et même Lucette Destouches, la fidèle épouse, qui vient de fêter ses 98 ans et habite toujours le célèbre pavillon de Meudon, où l'écrivain s'est éteint le 1er juillet 1961... Le lecteur y découvrira aussi, entre mille autres faits, dans quelles circonstances Céline a rencontré Jean Moulin, Mata Hari ou William Burroughs.
Alors que la polémique sur l'opportunité de célébrer ou non le romancier à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort est à peine éteinte, L'Express a choisi de présenter en avant-première trois témoignages portant sur son attitude durant l'Occupation. On y découvre Céline tel qu'il fut : antisémite et ami du Reich, assurément ; collaborateur, peut-être pas ; fou, sans doute. Mais de cette folie très particulière qui produit les chefs-d'oeuvre.
[Extraits] "On est enjuivé jusqu'au trognon !"
Robert Dubard a publié, en décembre 1938, dans La France enchaînée, organe du Rassemblement antijuif de France, fondé par Darquier de Pellepoix (futur commissaire aux Affaires juives de Vichy), un article intitulé "En buvant un verre avec Céline". Il y rend compte d'une réunion du Rassemblement antijuif de France en date du 2 décembre 1938.
"Céline est venu à notre réunion du 2 décembre. Il s'est assis, anonyme, parmi la foule. Sa timidité, ou sa modestie, s'effarouche des hommages publics. Nous avons, comme il nous l'avait demandé, respecté son anonymat. Nous nous en excusons auprès de nos amis qui se trouvaient ce soir-là rue Laugier.
Après la réunion, nous nous sommes retrouvés quelques-uns au café autour de Céline.
La conversation fut d'abord générale. L'auteur de Bagatelles y apportait une note désabusée, le diagnostic du docteur "Tant Pis" qui contrastait avec le vibrant dynamisme de Darquier. - Comprenez-vous, disait Céline, quand la gangrène a gagné l'épaule, c'est "foutu". Avant on peut faire l'ablation du bras. Mais, à l'épaule, c'est trop tard. C'est là où nous en sommes. On est foutu. Le Français, c'est plus qu'un boyau. Va les voir le dimanche chez Wepler. En famille, serrés les uns contre les autres, ça sirote... Du lyrisme, ça ne se donne pas. Il faut du lyrisme pour en sortir. Les Allemands ont eu du lyrisme. La jeunesse allemande ça chante ; mais la jeunesse française... Quinze ans de médecine gratuite à Clichy, tu penses si je les connais. On est enjuivé jusqu'au trognon. Darquier s'indignait. Cela lui semblait inconcevable qu'on doutât à ce point de la France et des Français. Avec véhémence, acharné à convaincre, il assenait à grands coups les raisons d'espérer.
Céline lui répondait sur le ton doux et obstiné du désespoir : "Toi, tu as la foi...""
"Hitler est mort !"
C'est sans doute le dîner le plus délirant de l'Occupation. Si l'on est sûr du lieu - l'ambassade d'Allemagne à Paris -, la date varie selon les témoins. Est-ce 1941 ? 1943 ? Ou 1944, comme le racontera Jacques Benoist-Méchin, historien et membre de divers cabinets à Vichy, dans ses Mémoires, dont le récit ci-dessous est extrait ? Sont notamment présents ce soir-là : l'ambassadeur allemand, Otto Abetz, Drieu la Rochelle, Céline et le peintre Gen Paul."Je regarde attentivement Céline, assis devant moi à la table de l'ambassade d'Allemagne. Son visage est pâle, douloureux, presque inexpressif. Mais ses narines frémissent et je sens s'accumuler en lui une force éruptive. [...]
Et soudain il explose : Assez ! dit-il, assez ! en frappant la table de ses deux mains au point de faire vibrer les verres. J'en ai assez d'écouter vos conneries ! Vous n'y êtes pas du tout... Vous croyez faire les malins, vous vous triturez les méninges autour d'une table bien servie, tandis que le monde s'écroule... Ma parole, vous avez une taie nacrée sur les yeux, du plomb dans les oreilles. Si vous construisez quarante mille avions, les Américains en construiront deux cent mille. Si vous construisez cent mille chars, ils en construiront un million. A vos armes secrètes, ils opposeront des armes plus secrètes et plus meurtrières encore. Vous n'y pouvez rien : ils sont la masse et la fonction de la masse est de tout écraser. Pendant ce temps, sournoisement, vous nous cachez l'essentiel. Pourquoi ne nous dites-vous pas qu'Hitler est mort ?
- Hitler est mort ? s'exclame Abetz en écarquillant les yeux.
- Vous le savez aussi bien que nous ! Seulement, vous ne pouvez pas le dire. Mais on n'a pas besoin d'être ambassadeur pour le savoir : ça crève les yeux ! Les juifs l'ont remplacé par un des leurs !
[...] Abetz, Drieu et moi en avons le souffle coupé. Nous connaissions l'audace de Céline. Mais nous ne pensions jamais qu'il pût la pousser aussi loin. Maintenant qu'il est lancé, où s'arrêtera-t-il ? Dire que l'ambassadeur nous avait invités à passer avec lui un agréable moment de détente !
- Je vous dis que c'est plus le même homme, poursuit Céline. On l'a changé du tout au tout. On a mis un autre à sa place. Regardez-le ! Chacun de ses gestes, chacune de ses décisions sont faits pour assurer le triomphe des Juifs. Alors, faut être logique ! Les Juifs ont réussi un coup fumant, la plus grande mystification de l'Histoire ! Ils ont fait disparaître Hitler dans une trappe et l'ont remplacé par un type à eux. Remarquez qu'il se montre de moins en moins en public. C'est pour qu'on ne s'aperçoive pas de la différence. C'est idiot, d'ailleurs. Personne n'est plus facile à imiter. Mon ami Gen Paul, ici présent, l'imite à merveille. N'est-ce pas, Gégène, que tu l'imites bien ? Il est marrant quand il fait ça ! Il lui suffit d'une pincée de scaferlati [tabac] qu'il se colle sous les narines, pour remplacer la moustache. Allons, mon bon Gégène, te fais pas prier ! Ici on est entre copains. Montre-nous comme tu sais bien faire ton petit Hitler...
Gégène hésite un peu. Mais il finit par s'exécuter. Il sort une blague à tabac de sa poche, en tire une pincée de scaferlati, la malaxe entre trois doigts et la place sous son nez. Puis, d'un geste brusque, il se rabat une mèche de cheveux en travers du front, prend une pose napoléonienne (une main dans le dos, l'autre dans l'entrebâillement de son gilet), roule des yeux furibonds et dit d'une voix gutturale :
- Raou, raou, raou, raous !
Il ressemble étonnamment à Hitler. Aussi à Charlot, à Groucho Marx et à Félix le Chat. Abetz ne sait plus quoi faire. Mais il est pris, comme nous tous, d'une irrésistible envie de rire. [...] Abetz est sur des charbons ardents. Son chauffeur est entré dans la pièce.
- Vous allez reconduire M. Céline chez lui, 4, rue Girardon, lui dit l'ambassadeur. Mais roulez très doucement, car il est souffrant. Vous repasserez chez lui demain pour lui apporter quelques fruits et prendre de ses nouvelles..."
"Ne craignez rien de ma part !"
En 1950, le romancier Roger Vailland écrit un article retentissant intitulé "Nous n'épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline", dans lequel il disait ses regrets de n'avoir pas assassiné le romancier pendant la guerre. Vailland appartenait en effet à un réseau de résistants qui se retrouvaient chez Robert Chamfleury, dont l'appartement, rue Girardon, à Montmartre, était situé juste sous celui de l'auteur de Mort à crédit. En 1958, Chamfleury revient sur cette période dans une lettre adressée à Céline.
"Je suis pleinement d'accord avec vous quand vous affirmez que vous étiez parfaitement au courant de nos activités clandestines durant l'occupation allemande et qui consistaient en : répartition de cartes d'alimentation (contrefaites à Londres) et de frais de séjour, attribution de logements aux évadés et parachutés, indications de filières pour le passage des frontières et lignes de démarcation, acheminement du courrier, lieu d'émission et de réception radio avec Londres, lieu de réunion du Conseil national de la résistance, etc.
Tout cela supposait évidemment des allées et venues dans mon appartement situé exactement au-dessous du vôtre et qui ne pouvaient pas passer complètement inaperçues ni de vous ni des autres voisins.
Je me souviens très bien qu'un soir vous m'avez dit très franchement : "Vous en faites pas Chamfleury, je sais à peu près tout ce que vous faites, vous et votre femme, mais ne craignez rien de ma part, je vous en donne ma parole... et même, si je peux vous aider... !"
Il y avait un tel accent de franchise dans votre affirmation que je me suis trouvé absolument rassuré.
Mieux, un certain jour, je suis venu frapper à votre porte, accompagné d'un résistant qui avait été torturé par la Gestapo. Vous m'avez ouvert, vous avez examiné la main meurtrie de mon compagnon et, sans poser une seule question, vous avez fait le pansement qu'il convenait, en ayant parfaitement deviné l'origine de la blessure.
Vous restez un des derniers "grands" écrivains et l'un des derniers individualistes en même temps qu'un homme propre et courageux auquel je suis heureux de rendre hommage.
R. Chamfleury"
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