Les Echos, no. 20901 - Grand angle, mercredi, 30 mars 2011, p. 11
Grand angle / rencontre entre Roger-Pol Droit et Francis Fukuyama
Les deux intellectuels s'interrogent sur l'avenir de la démocratie dans un monde de plus en plus vulnérable.
En 1989, à trente-sept ans, un chercheur de la Rand Corporation, estimé mais peu connu, publie dans « National Interest » un article intitulé « La fin de l'histoire ? ». En un temps record, Francis Fukuyama devient célèbre. Un cortège de malentendus commence à l'accompagner. Sans le lire, ou sans le comprendre, on croit qu'il annonce le crépuscule de l'actualité, la disparition des événements ou le triomphe mondial définitif du libéralisme.
Son idée principale, bientôt développée dans un livre devenu classique, est plus fine. Renouant avec les intuitions de Hegel et de Marx, il soutient que l'histoire mondiale ne va pas au hasard mais suit une évolution intelligible. « Fin de l'histoire » ne signifie pas que les journaux doivent disparaître mais que la forme politique de la démocratie et des Etats de droit est désormais l'horizon indépassable.
Vingt ans après, que dit-il ? Depuis ce livre, le monde a changé profondément. Francis Fukuyama aussi, en un sens. Il a rédigé d'autres ouvrages, dont l'écho en Europe fut moindre. Le 12 avril prochain, il s'apprête à publier le premier tome d'un vaste ouvrage en deux volumes, centré sur la généalogie du pouvoir moderne, « Les origines de l'ordre politique ».
Il serait heureux que ce nouveau travail donne l'occasion de le redécouvrir. Car parmi les intellectuels, on a trop vite rangé Fukuyama, élève de Samuel Huntington, parmi les néoconservateurs, jugés infréquentables. On ignore, ou on oublie, qu'il a rompu avec les néoconservateurs et soutient aujourd'hui Obama.
Dans son nouveau bureau, à l'université de Stanford en Californie, où il vient d'arriver, Francis Fukuyama a reçu le philosophe Roger-Pol Droit pour un dialogue en forme de mise au point.
roger-pol droit. Notre première rencontre remonte à 1992. C'était au moment de la traduction française du livre qui vous a rendu célèbre dans le monde entier, « La fin de l'histoire et le dernier homme ». La thèse que vous défendiez dans cet essai peut se résumer ainsi : la démocratie est désormais le seul horizon politique partagé d'un bout à l'autre de la planète, et il n'y a pas d'autre modèle de régime politique qui émerge pour le remplacer. Au cours des deux dernières décennies, des événements majeurs sont venus transformer le paysage mondial. Aujourd'hui, à l'épreuve du temps, vous maintenez votre analyse, vous l'abandonnez, vous la transformez ?
francis fukuyama. Globalement, je la maintiens, mais avec des nuances. Il me paraît toujours vrai que l'histoire progresse vers la démocratie, et je crois toujours valable l'idée qu'aucun autre modèle politique ne vient la concurrencer pour l'avenir. Le fait est que personne n'a envie, s'il n'y est pas obligé, de vivre sous l'autorité d'un autocrate comme Vladimir Poutine. Personne ne prend le régime chinois pour modèle et ne souhaite voir limités les droits des citoyens. Nous sommes entrés dans la « troisième vague » de développement de la démocratie : au début des années 1970, on estimait que parmi les Etats du monde, une cinquantaine, au maximum, respectaient les libertés démocratiques fondamentales. Aujourd'hui, ils sont au moins 150 à avoir une Constitution explicitement démocratique.
Cela dit, il est exact que je n'ai pas prévu l'installation durable, en Chine, d'une économie capitaliste coexistant avec un régime autoritaire. Je n'ai pas vu non plus, à l'époque, le retour du facteur religieux et la montée de l'islamisme qui se sont révélés après le 11-Septembre. Et surtout, ce que j'avais sous-estimé, ce sont les difficultés que rencontrent des démocraties nouvelles pour s'institutionnaliser. La « révolution orange », en Ukraine, a soulevé de grands espoirs. Elle s'est enlisée dans les divisions internes et les affaires de corruption. Je pense aujourd'hui que les obstacles sur le chemin sont plus nombreux que je ne l'avais cru. Depuis une dizaine d'années, des signes de récession démocratique existent. Ils nous rappellent que par définition le processus historique n'est jamais assuré.
r.-p. d. Mais si les obstacles sont nombreux et le processus incertain, on pourrait penser que le modèle lui-même peut finir par se trouver remis en cause. On pourrait envisager, par exemple, que l'expansion chinoise finisse par donner naissance à un autre modèle que la démocratie. On pourrait encore imaginer que la théocratie à l'iranienne devienne à terme, elle aussi, l'amorce de quelque chose d'autre. Sans compter qu'il faut ajouter à ces processus la défiance croissante des Occidentaux envers leur propre modèle politique. La crise financière a eu notamment comme conséquence de saper la confiance de nombreux citoyens dans les vertus d'un système censé faire régner plus d'égalité et de justice. Somme toute, on peut craindre que le modèle démocratique finisse un jour par basculer...
f. f. Je ne le crois pas. A mes yeux, les situations que vous évoquez sont évidemment préoccupantes mais elles n'ont pas d'avenir devant elles. Personne, en fait, n'a réellement envie d'aller vivre sous le régime des mollahs ou des talibans, pas plus qu'en Corée du Nord. En Iran, si les citoyens pouvaient choisir librement, ils choisiraient la démocratie. C'est d'ailleurs ce que montrent les révolutions en cours dans les pays arabes. La Tunisie, l'Egypte, la Libye, le Yémen -en attendant d'autres -sont en train d'entrer, avec plus ou moins de difficultés, dans la troisième vague de la démocratie. Jusqu'à présent, elle avait laissé les pays arabes de côté.
De ce point de vue, je ne crois pas que l'islamisme soit nécessairement incompatible avec les processus en cours. Aujourd'hui, il y a deux modèles : l'iranien et le turc. Ce dernier est finalement plus attirant, parce qu'il est compatible avec la prospérité économique et s'intègre plus aisément dans le reste du monde. Si l'on songe aux Frères musulmans en Egypte, il me semble qu'ils ont tout intérêt à préférer le modèle turc.
Une fois encore, le vrai problème, à mes yeux, réside plutôt dans la faiblesse des institutions démocratiques. Après les manifestations ou les guerres civiles, selon les cas, la question est : construire des institutions efficaces, durables, capables de satisfaire les besoins des gens en termes d'éducation et de santé tout autant que de liberté d'expression.
r.-p. d. Autrement dit, il s'agit de « devenir le Danemark », comme le soulignait une étude de Lant Pritchett et Michael Woolcock de la Banque mondiale. Vous y faites allusion dans votre prochain livre, « Les Origines de l'ordre politique », dont le premier volume paraît aux Etats-Unis le 12 avril. Quelle est l'intention de ce nouveau travail ?
f. f. Elle est simple, même si le chemin pour la réaliser ne l'a pas toujours été. Nous souhaitons constamment que la Somalie, l'Afghanistan, l'Irak et bien d'autres pays deviennent enfin des Etats de droit, garantissant aux citoyens les libertés fondamentales, pourvus de gouvernements ayant des comptes à rendre, un niveau de corruption très bas... autrement dit, effectivement, des « Danemark ». Mais nous oublions que cette situation politique n'a rien de naturel. Elle est au contraire le résultat d'une très longue histoire, que l'on se dispense le plus souvent d'interroger. En un sens, la question de ce livre revient à demander comment le Danemark est devenu le Danemark. Si vous préférez : comment est-on passé d'une juxtaposition de clans vikings à un Etat, d'un droit coutumier à un Code civil, d'une justice rendue par les chefs de tribu à des tribunaux, etc.
Plus généralement -car ce n'est évidemment pas une enquête sur ce pays, ni même une analyse limitée à l'Occident -, j'ai voulu tenter de comprendre la lente construction des institutions politiques, l'élaboration progressive de l'ordre légal, et donc la genèse, au fil des siècles, de la démocratie moderne et du monde où nous sommes.
r.-p. d. Ce monde semble aujourd'hui moins assuré, moins stable qu'il ne paraissait l'être il y a encore peu de temps. On peut même avoir l'impression, diffuse mais tenace, qu'il se fissure et craque de divers côtés. En particulier, la conjonction des catastrophes naturelles et technologiques qui viennent de frapper le Japon peut faire penser que la civilisation est aujourd'hui bien plus fragile qu'on ne pense. En dépit de sa puissance, elle se trouve exposée aux accidents, à la contingence des cataclysmes. Comme si, en fin de compte, il suffisait de pas grand-chose pour que tout l'édifice économique, technique et politique se trouve durablement déstabilisé...
f. f. Le tremblement de terre et la crise nucléaire au Japon constituent effectivement une bonne démonstration de la vulnérabilité qui demeure la nôtre même au sein des sociétés riches et technologiques. En fait, d'une certaine façon, la technologie nous rend plus vulnérables : la puissance nucléaire, d'une nocivité inouïe, nous menace comme dans un film catastrophe, mais il s'agit aussi d'un danger entièrement forgé par l'homme. Le progrès des réseaux sociaux et de la société connectée n'a plus grand sens sans électricité et sans domicile...
Malgré tout, il ne faut pas sous-estimer l'avantage de vivre dans une société moderne. Et ce qui fait la différence n'est pas simplement d'avoir à sa disposition des ressources énergétiques et des technologies, mais un gouvernement et des institutions politiques relativement capables. En janvier 2010, le tremblement de terre d'Haïti a tué plus de 300.000 personnes, et la plus grande partie des ruines n'a toujours pas été enlevée des rues de Port-au-Prince. Le problème, en fin de compte, n'est même pas vraiment une question d'argent -c'est plutôt l'absence en Haïti d'un gouvernement qui fonctionne et assure les tâches publiques les plus élémentaires. Le Japon n'est pas simplement plus riche. Il est depuis fort longtemps une société hautement organisée. C'est là qu'il puise sa vraie force.
Propos recueillis et traduits de l'anglais (USA) par Roger-Pol Droit
« De la préhistoire à la Révolution française » : le sous-titre, à lui seul, pourrait donner le vertige. A l'évidence, les grands paysages n'effraient pas Francis Fukuyama, qui excelle dans l'art de la synthèse et des planisphères intelligents. Son projet, dans ce livre sur « Les Origines de l'ordre politique », est moins de brosser un tableau historique que de comprendre l'émergence progressive de ces institutions politiques qui nous semblent « naturelles ». L'état de droit, la démocratie, le règne de la loi et l'existence des tribunaux, l'existence d'un gouvernement ayant des comptes à rendre devant le peuple... comment donc tout cela s'est-il mis en place ? C'est à cette question que la vaste enquête, qui comprendra deux volumes, entend répondre. Dès la première lecture, deux caractéristiques d'ensemble sautent aux yeux. Fukuyama a choisi une perspective résolument globale, et non européocentrée. Ce n'est plus Athènes qui est à l'origine de toute l'histoire. La Chine et l'Inde jouent un rôle capital dans l'invention de l'ordre politique, que l'Occident, plus tard, vient transformer et renforcer. D'autre part, le but du livre est de faire prendre conscience du caractère décisif de l'autorité politique. Trop souvent, l'importance des institutions politiques est oubliée ou niée. Qu'on rêve avec Marx du « dépérissement de l'Etat », ou avec les libéraux de la régulation par le marché, la conviction qu'un monde sans politique serait meilleur est des plus répandues. Fukuyama s'emploie ici à renverser ce préjugé, et à réhabiliter le poids du politique, n'hésitant pas à affirmer : « Les pays pauvres sont pauvres non pas à cause d'un manque de ressources mais à cause d'un manque d'institutions politiques efficaces. » R.-P. D.
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