Le Monde diplomatique - Avril 2011, p. 4 5
Sécheresses, épidémies, éruptions volcaniques ou pluies d'étoiles filantes, le Japon traditionnel considérait les phénomènes naturels, mais aussi l'arrivée d'étrangers comme les conséquences de l'incurie des classes dirigeantes. L'ordre social était fondé sur la nature, qu'il tentait d'imiter. Dès lors, tout bouleversement était perçu comme une mise en garde, le signe avant-coureur de catastrophes plus graves, elles-mêmes annonciatrices de la chute du régime en place. " Lorsque les dirigeants sont mauvais, les catastrophes naturelles surviennent ", expliquait avec fatalisme une vieille Tokyoïte citée par le New York Times du 20 mars. Son commentaire illustre une vision ancestrale de la sagesse en politique.
En annonçant que le désastre consécutif au séisme du 11 mars était le plus grand que le Japon ait connu depuis la capitulation de 1945, le premier ministre, M. Kan Naoto, n'a pas manqué de le souligner : le traumatisme subi par le Japon renvoie à celui de la seconde guerre mondiale. L'histoire récente du pays est pourtant jalonnée de nombreux épisodes funestes : le tremblement de terre et les incendies qui ravagèrent Tokyo en 1923, tuant cent quarante mille personnes, ou encore le séisme de Kobe, en 1995, qui avait fait plus de six mille victimes et des dégâts matériels considérables, sont eux aussi inscrits dans les mémoires. Les philosophes japonais considèrent d'ailleurs l'habitude des tremblements de terre comme l'un des facteurs constitutifs de la résilience qui caractérise l'identité nationale.
Lors d'une allocution publique, le gouverneur de Tokyo, M. Ishihara Shintaro, a assimilé le tremblement de terre et le tsunami à une " vengeance céleste " (tenbatsu). Il y a vu un jugement divin venant sanctionner " l'individualisme rampant ", " le matérialisme " et " le culte de l'argent ", argent qui désormais devrait servir à " balayer " ce mode de vie débridé et à ramener le peuple japonais dans le droit chemin (1). La rhétorique avait déjà été développée lors du tremblement de terre de 1923 et repris par Hirohito en 1946, lorsque, menacé de passer en jugement pour crimes de guerre (2), l'empereur décrivait la guerre comme " la conséquence de la déliquescence morale d'un peuple séduit par le matérialisme et le consumérisme ". De la même manière, la diatribe du gouverneur Ishihara exonère opportunément la classe politique de ses responsabilités pour rejeter la faute sur le peuple. Jaugées à l'aune du désastre, du nombre des victimes, du sort de milliers de survivants en proie à une détresse morale difficilement imaginable, errant au milieu des décombres à la recherche de leurs proches ou de quelques bribes de leur vie perdue, ces déclarations manquent singulièrement d'à-propos.
Au-delà du bilan humain, non encore établi, et du défi majeur que constitue la prise en charge de quatre cent mille personnes désormais sans abri, la centrale nucléaire de Fukushima cristallise toutes les inquiétudes. Les rejets radioactifs dans l'atmosphère font redouter le pire. Lors de son adresse à la nation, le président de la société Tokyo Electric Power Company (Tepco), l'opérateur du site, a fondu en larmes devant les caméras de télévision. Exprimant à la fois sa contrition et sa compassion pour les victimes, il a de façon surprenante laissé filtrer des éléments laissant entendre que sa société ne savait pas très bien ce qu'elle faisait. En 2007, déjà, une centrale nucléaire située au nord-ouest de l'archipel et également gérée par Tepco avait subi des dommages à la suite d'un tremblement de terre d'une magnitude de 6,8 sur l'échelle de Richter (lire " Tepco et ses actionnaires "). Fort heureusement, les conséquences de l'accident avaient été minimes, alors même que le dispositif de sécurité n'était pas prévu pour faire face à une secousse d'une telle force. Plus récemment, des voix se sont élevées pour accuser les dirigeants de la société d'avoir pris des risques inconsidérés en décidant de retarder un processus de refroidissement afin de préserver les réacteurs d'une possible destruction (3).
Que le groupe Tepco soit le seul habilité à procéder à des coupures d'électricité tournantes à l'échelle du pays lève le voile sur le non-dit qui présidait jusqu'ici aux relations entre intérêts commerciaux privés et institutions publiques : un partenariat confortable. Dénoncé depuis longtemps par les associations de consommateurs, il prend, dans le cas du nucléaire, une dimension particulière. Qu'il s'agisse de minimiser les dangers ou de passer sous silence de récents incidents, les uns comme les autres ont à plusieurs reprises fait preuve d'un déni quasi criminel. Certes la perte de confiance en l'Etat, l'administration et les entreprises n'est pas nouvelle, mais ces événements pourraient accélérer la désaffection.
La décision prise conjointement par le gouvernement et par Tepco d'implanter des installations nucléaires dans le Nord répondait à une volonté d'apporter la croissance dans une région qui, pour des raisons historiques remontant au XIXe siècle, accusait un retard de développement économique. La fixation des populations devait aussi endiguer l'exode vers les régions plus prospères du sud de l'île principale. Mais, alors que l'économie régionale est sinistrée, que les effets dévastateurs du cataclysme gagnent le pays et s'étendent à l'économie mondiale, l'opinion s'interroge sur la pertinence d'implanter une chaîne de centrales nucléaires le long d'une bande côtière notoirement exposée aux tsunamis - en particulier la côte de Sanriku.
En dépit du manque d'informations en provenance des zones touchées, tout indique que les populations s'inquiètent de l'absence de réaction de leur gouvernement. La lenteur avec laquelle l'aide et le matériel parviennent sur place rappelle les lendemains du tremblement de terre de Kobe. A l'époque, les autorités avaient mis plusieurs jours à reconnaître la gravité de la catastrophe et presque une semaine à lancer les opérations de secours ; un épisode préfigurant la réponse tardive et inadéquate qu'apportera Washington dix ans plus tard à la dévastation causée par l'ouragan Katrina au sud des Etats-Unis.
Tandis que s'impose l'urgence de venir en aide aux populations déplacées, la crainte d'une contamination radioactive hante tous les Japonais. Mais le danger nucléaire menace aussi d'ébranler l'ensemble de la classe politique en place depuis plus de soixante ans, même si, pour la première fois, c'est un gouvernement se réclamant du Parti démocratique du Japon qui préside aux destinées du pays. Alors que l'Etat n'a cessé de rappeler à la population les risques inhérents à la production d'énergie nucléaire, il a, dans le même temps, contribué à la montée du péril. Depuis les années 1950, les Japonais sont soumis à un ordre politique qui prêche les vertus du travail et de la discipline, prônant l'esprit de sacrifice, le conformisme, la stabilité, la loyauté et la résignation. Paradoxalement, tout cela a fini par produire un corps social parfaitement indifférent à l'inertie d'une démocratie bipartite où les changements de majorité ne conduisent pas à des changements de politique. Ce qui n'empêche pas ce corps social d'être très critique vis-à-vis de ses dirigeants - et parfois même de se révolter.
La contestation qui commence à se faire jour révèle une profonde angoisse collective face aux risques de contamination radioactive, alors même que le gouvernement multiplie les déclarations rassurantes, en particulier dans les zones situées hors du périmètre de sécurité établi autour de la centrale de Fukushima (4). Nombre de ceux qui en ont les moyens s'en vont, par la route ou par les airs, en train ou en bus - et pas seulement les ressortissants chinois, français ou britanniques. Les images de longues files d'attente aux stations d'essence, de trains bondés, de milliers de passagers en partance dans les gares et les aéroports, en disent davantage sur le pays réel que les larmes des dirigeants de Tepco, ou même que l'apparition exceptionnelle de l'empereur Akihito à la télévision.
Demandant à ses sujets de rester calmes et de se fier à la solidarité nationale, celui-ci a rappelé l'allocution radiophonique prononcée en 1945 par son père, l'empereur Hirohito, pour annoncer la fin de la guerre et demander à la nation de " supporter l'insupportable ". Contrairement à son prédécesseur, toutefois, l'empereur actuel ne se revendique pas d'essence divine : il incarne la nation. Cette apparition télévisée pour en appeler au calme, à la patience et à l'espoir fait écho aux consignes de patience et d'abnégation données par le gouvernement.
Vengeance divine
Cette utilisation de la figure tutélaire met en lumière la place cardinale qu'occupe encore l'empereur dans la société japonaise. Tout en renforçant l'idée d'une vengeance divine invoquée par M. Ishihara, elle légitime son intention de faire peser la responsabilité de la catastrophe sur le peuple plutôt que sur ses dirigeants.
Si la majorité des Japonais jugent l'institution obsolète, ils sont en revanche très attachés à la personne de l'empereur et à la perpétuation de la dynastie. C'est cette contradiction qui permet à un gouvernement du XXIe siècle d'instrumentaliser son discours afin de prévenir d'éventuels troubles à l'ordre public. L'empereur demeure en position de demander à son peuple d'accepter les arrangements politiques existants, en totale contradiction avec l'esprit et la lettre de la Constitution qui stipule que le peuple est souverain. Il s'agit de transférer le sentiment de loyauté qu'éprouvent les individus à l'égard de leur communauté sociale et ethnique au profit d'une entité politique. L'identification d'un groupe avec les formes politiques de gouvernance est renforcée par le principe patriarcal, l'empereur étant le père de la nation.
Le pouvoir manifeste ainsi sa volonté d'endiguer la colère, de canaliser les frustrations et de protéger le système d'un désaveu cinglant, tout en se débarrassant du fardeau de la responsabilité. Toutefois, l'évidente incapacité des autorités à prendre des décisions de nature à informer, aider et rassurer la population pourrait bien remettre en cause le schéma d'identification entre souveraineté populaire et autorité politique patiemment construit depuis un demi-siècle.
Une longue série d'erreurs, mais aussi l'inertie face aux crises et aux enjeux décisifs du monde contemporain augurent mal de la reconstruction à venir. Compte tenu de la déliquescence de l'appareil d'Etat, les dirigeants japonais pourront-ils obtenir un succès digne de ceux remportés naguère : la reconstruction de Tokyo dans les années 1920 ou la création d'une nouvelle nation au sortir de la guerre ?
(1) The New York Times, 20 mars 2011.
(2) Lire notamment Tetsuya Takahashi, " Le sanctuaire Yasukuni ou la mémoire sélective du Japon ", Le Monde diplomatique, mars 2007.
(3) Ken Belson, Keith Bradsher et Matthew L. Wald, " Officials may have wasted time in reactor crisis, experts say ", International Herald Tribune, Paris, 21 mars 2011 (http://www.nytimes.com/2011/03/20/w...).
(4) D'abord de vingt kilomètres, le périmètre fut étendu à trente au fil des jours.
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