lundi 4 avril 2011

ANALYSE - L'Apocalypse japonaise expliquée à l'Occident - Jean-Marie Bouissou


Le Monde diplomatique - Avril 2011

Au lendemain de la tragédie qui a frappé le Japon, les médias occidentaux se sont émerveillés devant les foules tokyoïte cheminant en bon ordre au soir du séisme, l'absence de manifestations de désespoir et les larmes toujours contenues. On a parlé de stoïcisme, de dignité, de fatalisme, de tabou... Cette attitude a été attribuée à l'entraînement (" tous les écoliers japonais apprennent ce qu'il faut faire en cas de tremblement de terre "), à l'habitude (" au Japon, les colères de la nature font partie de la vie ") et parfois à la manipulation (" les médias cachent le plus horrible "). On a aussi beaucoup glosé sur un supposé mélange de zen et de pop culture, estampes et manga, " culture de l'éphémère " et " culture du désastre " (1). A la télévision, on est venu réciter - sur le linceul de boue où vingt mille victimes sont ensevelies - de très anciens haiku censés expliquer aux téléspectateurs " pourquoi les Japonais ne pleurent pas " (2). En réaction à ce déferlement médiatique, d'autres ont dénoncé le vieux fantasme orientaliste d'une différence fabriquée, voire des relents du " japonisme " cher aux ultranationalistes nippons qui veulent faire croire, à coup d'anecdotes et de généralisations abusives, que les Japonais constituent un peuple culturellement et génétiquement homogène dont " l'essence " est à nulle autre pareille (3)...

Ce n'est pourtant pas dire que les nations sont dotées d'une " essence " que de constater que nombre d'entre elles se reconnaissent symboliquement dans un grand récit fondateur. Les Américains ont la conquête de l'Ouest et les Français la prise de la Bastille. Les Japonais, eux, ont un scénario récurrent : celui d'un cataclysme suivi d'une renaissance. Dans le mythe des origines, la colérique déesse solaire Amaterasu, ancêtre de la lignée impériale, plonge le monde dans les ténèbres avant de lui rendre la lumière. Plus près de nous, le Japon a vu la longue paix de l'époque d'Edo (1603-1868) succéder à deux siècles d'anarchie sanglante ; la modernisation est née de l'irruption terrifiante, en 1853, des canonnières occidentales dans les ports d'un archipel fermé au monde depuis plus de deux siècles ; et l'holocauste d'Hiroshima a été le prélude au " miracle japonais " qui a fait du pays la deuxième puissance économique du monde.

La prégnance de cette trame historique sur les mentalités est renforcée par la succession incessante des catastrophes naturelles qui affectent l'archipel : retour annuel des typhons et des glissements de terrain, éruptions volcaniques, séismes et tsunamis. Depuis un siècle, le Japon a connu 119 séismes d'une magnitude supérieure à 6, dont 65 meurtriers, notamment à Tokyo (140 000 morts, 1923), dans le Sanriku (3064 morts, 1930), à Fukui (3800 morts, 1948) et à Kobé (6437 morts, 1995). La population, coincée sur la frange côtière d'un archipel accidenté, n'a jamais eu d'autre choix que de reconstruire sur place. Elle y a toujours réussi. L'Archipel détient une expérience inégalée en matière de cataclysmes, mais il ignore cette fin du monde que le christianisme promet à l'humanité. Le bouddhisme n'en menace pas ses fidèles et le shintô est tout entier centré sur le cycle de la vie. Face à l'Apocalypse chrétienne, l'homme ne peut rien, et elle ne promet de résurrection qu'aux croyants, dans un autre monde. L'apocalypse made in Japan porte en germe un avenir qu'il revient aux hommes de faire lever.

Cela est vrai même d'Hiroshima, et contribue à expliquer pourquoi le nucléaire civil s'est développé au Japon sans rencontrer l'opposition farouche qu'on eût pu attendre dans un pays qui avait subi le feu atomique. L'holocauste nucléaire, si horrible qu'il ait été, a fermé un cycle d'errements guerriers et de totalitarisme oppressif, pour enfanter un Japon nouveau, pacifiste, démocratique et prospère. L'attitude des Japonais vis-à-vis de l'atome reflète cette ambiguïté fondamentale. Tous les petits baby boomers nippons ont appris que le feu nucléaire était une horreur, mais tous se sont passionnés pour Tetsuwan Atomu (Atome puissant), alias Astroboy (4), le vaillant petit robot créé en 1952 par le " dieu du manga " Tezuka Osamu. Astroboy, qui allait à l'école avec les enfants de son âge et défendait le Bien, la démocratie et l'égalité entre les races aux quatre coins du monde, avait un coeur atomique... La loi sur le développement de l'énergie nucléaire fut votée trois ans après sa naissance, et le premier réacteur a démarré à moins de 150 kilomètres de Tokyo dès 1965, alors que la version animée d'Astroboy battait tous les records d'audience sur la chaîne publique NHK.

Depuis la guerre, les cataclysmes sont une source d'inspiration inépuisable pour la culture populaire nippone. Le manga, le cinéma et les jeux vidéo ont familiarisé les Japonais avec les images post-apocalyptiques de raz-de-marées gigantesques, de villes rasées, de carcasses de voitures éparpillées dans des paysages ravagés et de raffineries en flammes. Mais en un demi-siècle, le genre a connu une évolution radicale. Dans les années 1970, le jeune survivant de Gen d'Hiroshima, auquel sa mère fait jurer au soir du bombardement atomique de bâtir un monde meilleur, surmonte l'épreuve avec un optimisme increvable et un sens très clair de son devoir ; au final, il avance avec enthousiasme vers l'avenir. Une décennie plus tard, les héros d'Akira errent dans les ruines de Néo-Tokyo en poursuivant des buts personnels dérisoires à l'échelle du cataclysme qui a détruit la mégapole, et le monde, au final, n'est pas reconstruit. L'héroïne de Nausicaä (dont la version manga par Hayao Miyazaki est bien plus complexe et noire que son film) décide que l'humanité qui a transformé la planète en un enfer pollué ne mérite pas d'y rétablir sa domination. Au tournant du XXIe siècle, dans Larme Ultime ou Dragon Head, nul ne sait plus pourquoi le monde s'effondre ; la folie gagne partout et c'est une mort solitaire qui attend les adolescents perdus dans ce désastre (5). Si le thème post-apocalyptique a pu muter ainsi en moins de cinquante ans, on peut à bon droit se demander ce qu'il en est de cette " conscience aiguë de la précarité (...) entre le rêve et la réalité (6) " qui inspirait déjà les poètes de l'époque d'Heian (794-1185) et s'il est légitime de les invoquer pour expliquer l'attitude des Japonais de 2011...

Cette mutation reflète aussi la crise profonde de l'énergie nationale dans un pays vieillissant, miné par vingt ans de dépression économique, traumatisé par les réformes néolibérales en oeuvre depuis le début du siècle et paralysé par un système politique à bout de souffle. Comme le 11 septembre aux Etats-Unis, le 11 mars transformera le Japon. Le cataclysme fera-t-il électrochoc et la reconstruction deviendra-t-elle le but national qui manque aujourd'hui aux Japonais ? Avoir frôlé l'apocalypse les amènera-t-il à reconsidérer un mode de développement où un seul accident peut transformer une de leurs mégapoles en désert empoisonné ? Ces questions commandent aujourd'hui tout l'avenir du Japon.

(1) " Japon, la culture du désastre ", Le Monde, 16 mars 2011.
(2) Par exemple dans l'émission " Un autre midi " (Canal+), 19 mars 2011.
(3) Par exemple Philippe Pelletier, géographe et spécialiste du Japon, dans l'émission " Débats " de France24, 15 mars 2011.
(4) Astroboy. Paru dans Shônen de 1952 à 1968. Ed. française : Glénat.
(5) Keiji Nakazawa, Gen d'Hiroshima, 1973-1985. Edition française : Vertige Graphic. Katsuhiro Ôtomo, Akira, 1982-1990. Edition française : Glénat. Hayao Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du vent, 1982-1994. Edition française : Glénat. Shin Takahashi, Larme ultime, 2000-2001. Edition française : Delcourt. DrAgon head, Minetaro Mochizuki, 1994-1999. Edition française : Pika.
(6) " Ces Japonais à l'héroïsme poignant ", Le Monde, 18 mars 2011.

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