C'est en 1610 que le taux de co2 mondial est tombé au plus bas. depuis, les émissions n'ont cessé de croître. Les effets de l'action humaine sur l'environnement nous ont-ils fait entrer dans une nouvelle période géologique ? C'est ce qu'affirment certains chercheurs qui voudraient appeler cette nouvelle période "anthropocène", c'est-à-dire "l'âge de l'humain". En termes plus crus, ce serait surtout l'ère du détraquage. Mais comment dater son début ? Plongée dans un débat aussi scientifique que politique.
La Terre dans dix millions d'années. Ses habitants, s'il y en a, auront probablement cette curiosité qui pousse à connaître ce qui était avant, il y a très, très longtemps. Il s'agira pour eux de compléter le calendrier géologique qui court sur des milliards d'années, de l'antique hadéen (il y a 4,6 milliards d'années quand la Terre s'est formée) jusqu'à leur période. Distingueront-ils, alors, les traces que nous, humains d'aujourd'hui, aurons laissées dans l'atmosphère, les océans, les roches ? Réuniront-ils, alors, les indices révélateurs du climat et des bouleversements qu'aura connus leur planète ? Un très court moment dans l'histoire, mais caractérisé par des changements majeurs pour le système terrestre : hausse des émissions de gaz à effet de serre, ozone dans la stratosphère, fonte des glaces, océans plus acides, perte de biodiversité... De quoi donner crédit à une idée forte émise par une partie de la communauté scientifique : par son action radicale sur son environnement, notre espèce est une force géologique de même puissance que la tectonique des plaques ou le volcanisme. Il serait donc légitime de la nommer, et de classer l'anthropocène, «l'âge de l'humain», dans le calendrier.
La reconnaissance de notre influence sur la planète n'est pas nouvelle. Au XVIIIe siècle, Buffon avait évoqué «l'empreinte de la puissance de l'homme». Mais l'enjeu du débat actuel sur l'anthropocène est, lui, d'une autre nature : de scientifique, il est devenu politique. Car, s'il y a bien un «âge de l'humain», alors notre responsabilité est engagée pour ne pas détraquer plus avant la planète Terre, estiment les défenseurs du concept. «Le pouvoir détenu par nous, humains, a quelque chose de particulier par rapport aux autres forces de la nature. Il est le produit d'une réflexion, et, ainsi, il peut être utilisé ou pas, pour changer le cours des choses», écrivent au printemps 2015 les deux géographes Simon Lewis et Mark Maslin, dans un article scientifique pour la revue Nature. L'effet de la chute d'une météorite ou de l'éruption d'un supervolcan sur le climat terrestre ne peut bien évidemment qu'être constaté. En revanche, il pourrait être possible, si nous le décidions, de limiter les émissions de gaz à effet de serre afin de ne pas accentuer encore notre empreinte sur l'environnement.
Le terme «anthropocène», forgé à partir des mots grecs anthropos «être humain» et kainos «nouveau», émerge en l'an 2000 dans un manifeste signé par un biologiste américain, Eugene Stoermer, et par un chimiste néerlandais, Paul Crutzen. Spécialiste de l'étude sur l'atmosphère, ce dernier a reçu, en 1995, le prix Nobel de chimie pour ses travaux sur le rôle de certaines molécules industrielles dans la destruction de la couche d'ozone qui protège notre planète des radiations. A sa sortie, le texte sur l'anthropocène est un pavé lancé dans la mare : le but est de pousser la communauté des chercheurs à admettre que l'homme est bien la cause première des changements, notamment climatiques. Outre les «climato-sceptiques» - alors très influents dans le monde scientifique anglo-saxon -, pour qui l'anthropocène est un véritable chiffon rouge, d'autres voix s'élèvent pour protester. En science, on ne décide pas comme ça de l'avènement d'un nouvel âge géologique. Il faut des preuves.
Depuis 1913, les scientifiques publient une échelle des temps géologiques qui est une chronologie - des ères, divisées en périodes, elles-mêmes divisées en époques - de l'histoire de la Terre. Aujourd'hui, par exemple, nous sommes dans l'ère dite cénozoïque (depuis 66 millions d'années !), dans la période dite du quaternaire (depuis 2,58 millions d'années), à l'époque de l'holocène (depuis 11 600 ans). Pour distinguer les différentes périodes et les diviser correctement, les géologues recherchent des marqueurs : ce sont des événements majeurs à l'échelle du globe que l'on doit retrouver en traces dans les sédiments. Par exemple, on peut déceler sur les roches d'El Kef, en Tunisie (ainsi que dans d'autres endroits dans le monde), une quantité élevée d'iridium, un métal de la famille du platine. C'est là un indice de la chute de la météorite qui a tué les dinosaures et marqué le début du cénozoïque. Chaque événement ainsi détecté, appelé «point stratotypique mondial» ou PSM, est symbolisé par un clou doré sur les chartes établies par les scientifiques.
La chronologie peut évidemment être révisée, à la suite de nouvelles découvertes. Ce sont les experts de la Commission internationale de stratigraphie, dépendant de l'Union internationale des sciences géologiques (UISG) qui en décident. Ils auront à se prononcer bientôt sur l'anthropocène. Le dossier, préparé par un groupe de travail de 38 scientifiques, pourrait en effet être présenté l'année prochaine au congrès de l'UISG au Cap, en Afrique du Sud. Mais il est déjà très discuté au sein de la communauté des chercheurs et, bien au-delà, dans les médias et parmi le grand public qui s'intéresse aux questions environnementales. En revanche, il ne passionne pas vraiment les décideurs, notamment en France, où l'on s'apprête pourtant à accueillir à la fin de l'année la 21e Conférence des parties de la Convention-Cadre des Nations unies, grand-messe climatique mondiale sous l'égide de l'ONU. Las ! Le terme «anthropocène» est introuvable sur le site Internet du ministère de l'Ecologie, qui veut pourtant faire oeuvre de pédagogie sur les questions de climat et d'environnement.
Quels sont les arguments qui militent en faveur de la reconnaissance de l'anthropocène ? Ou, pour le dire autrement : quelles sont les atteintes à leur environnement perpétrées par les humains qui seraient susceptibles de chambouler durablement le système terrestre ? En 2009, une équipe de chercheurs a défini 10 «limites planétaires» au-delà desquelles la stabilité des écosystèmes ne sera plus assurée. Dans la liste des points qui risquent de passer au rouge, le changement climatique lié à la concentration du dioxyde de carbone (CO2) dans l'atmosphère ; l'érosion de la biodiversité mesurée par l'accélération de l'extinction des espèces vivantes ; l'acidification des océans ; le trou de la couche d'ozone dans la stratosphère ; les cycles de l'azote (dans l'atmosphère) et du phosphore (dans les océans) ; la surconsommation d'eau douce ; la façon dont on utilise les sols (usages agricoles contre forêts) ; la présence de particules chimiques dans l'atmosphère et plus généralement la pollution de l'environnement.
Trouver le marqueur de notre empreinte
A l'heure actuelle, soulignent les auteurs de cette étude, les seuils de danger sont déjà franchis pour ce qui est du CO2, de l'azote et de la perte de biodiversité. Et en voie de basculement en ce qui concerne l'utilisation des sols, en raison de la déforestation. En revanche - mais pour combien de temps ? -, la situation reste acceptable pour l'utilisation de l'eau douce et l'acidification des océans. Sur le fond, insistent d'autres spécialistes, le facteur humain représente aujourd'hui le principal moteur de l'évolution du vivant, y compris celle de notre propre espèce. Par exemple, l'introduction d'OGM végétaux et animaux dans l'agriculture change la donne des écosystèmes. Et la généralisation des pesticides, notamment ceux qui ont un effet sur l'équilibre hormonal des humains (les perturbateurs endocriniens), serait susceptible d'avoir des conséquences sur nos capacités de reproduction.
Pour autant, du point de vue des spécialistes de stratigraphie, tout cela ne justifie pas forcément une réécriture des tables de la Loi, l'échelle des temps géologiques. Et ils s'interrogent : où placer le «clou doré» marquant le début de l'anthropocène ? Quel est donc le «point stratotypique mondial», événement majeur et global, lisible dans les roches et les sédiments, qui signerait sans aucune ambiguïté le commencement d'une période nouvelle ? Répondre à la question suppose de se mettre d'accord sur ce qui pourrait être un marqueur valable de la force de notre empreinte sur Terre, repérable dans le futur. Il y en a beaucoup, mais leur pertinence est âprement débattue entre chercheurs. Par exemple, la maîtrise du feu par Homo sapiens il y a 700 000 ans (indice : traces de foyer) est un événement majeur mais qui n'est pas considéré comme global. De même, les débuts de l'agriculture (indice : pollens) il y a 11 000 ans, ou le développement de la culture du riz (indice : augmentation de la teneur en méthane) ont été écartés, à la suite de vifs (et très techniques) débats.
Pour marquer l'ère de l'être humain, ce pollueur, on a pensé assez vite aux débuts de la première révolution industrielle et à la hausse des émissions de CO2 qui l'a accompagnée. Le Nobel Paul Crutzen a soutenu un temps cette option. Il a voulu frapper les esprits en proposant la date symbolique de 1784, l'année où Paul Watt, inventeur de la machine à vapeur, dépose son brevet. Depuis lors, souligne-t-il, le facteur humain a été responsable de la formation d'un trou dans la couche d'ozone au-dessus de l'Antarctique, du doublement de la quantité de méthane dans l'atmosphère (un gaz à effet de serre 23 fois plus puissant que le dioxyde de carbone en termes de potentiel de réchauffement), et d'un niveau de CO2 jamais vu depuis 400 000 ans. Sans compter les dégâts sur l'écosystème créés par l'agriculture intensive ou les constructions (barrages). Dans la foulée de Crutzen, et dans le même ordre d'idée, d'autres scientifiques ont choisi l'année 1800, date à laquelle la révolution industrielle, partie d'Europe, se diffuse dans le monde entier. Mais, là encore, tout le monde n'est pas convaincu. De quels indices incontestables pourrait-on disposer ? Loin d'être un phénomène soudain, l'augmentation de la concentration du CO2 atmosphérique s'est faite progressivement, ce qui la disqualifie en tant que marqueur. De même du niveau de plomb dans les sédiments, trop variable pour en faire un signal clair.
Parmi toutes les dates avancées pour le début de l'anthropocène, deux semblent retenir toute l'attention des experts, du moins selon les deux géographes auteurs du papier de Nature qui ont recensé toutes les propositions. La première est 1610. C'est le moment d'un choc des civilisations, où l'Ancien et le Nouveau Monde entrent en contact. En 1492, Christophe Colomb découvre et colonise l'Amérique, ce qui va conduire à deux événements majeurs. Tout d'abord, les écosystèmes se mélangent : le maïs, la pomme de terre et le manioc américains entrent en Europe, en Asie et en Afrique tandis que le blé et la canne à sucre sont plantés outre-Atlantique. Le rat noir se cache dans les cales des bateaux pour débarquer en Amérique, et le vison arrive en Europe. Ce grand chassé-croisé des espèces, sur une période de temps très courte, est sans précédent dans l'histoire de la Terre. Il a laissé des traces assez claires dans les sédiments, comme ces pollens de maïs natifs du Nouveau Monde, datés de 1600, retrouvés dans plus de 70 échantillons de fonds marins et lacustres en Europe.
Il y a plus. En ce début du XVIIe siècle, l'implantation des Européens en Amérique a des conséquences dramatiques pour les populations locales. Les virus de la grippe, de la rougeole ou de la variole qui infectent les conquistadors déciment les Amérindiens, non immunisés. Ajoutez à cela les guerres, les famines, l'esclavage... Au total, 50 millions de morts entre 1492 et 1650. Les terres, abandonnées, se recouvrent de forêts, et la concentration du CO2 dans l'atmosphère baisse, au fur et à mesure que ce gaz est séquestré par la végétation. C'est ce dernier marqueur, le taux de CO2 qui chute à un plus bas niveau en 1610, qui est retenu comme «clou doré» par certains chercheurs. Cette hypothèse d'entrée dans l'anthropocène porte le nom d'«Orbis», le «Globe» en latin. A partir de cette date, les émissions de dioxyde de carbone seront croissantes, d'abord à un rythme faible, jusqu'à la révolution industrielle, puis fortement à partir des années 1950, une période clé dans l'histoire humaine que certains scientifiques vont appeler «la grande accélération».
La corrélation croissance-pollution
Le concept de grande accélération, lié à celui d'anthropocène, veut caractériser notre époque moderne. Ses promoteurs ont regroupé dans des graphiques, des années 1750 à 2010, un certain nombre de données. Des indicateurs d'activité humaine (population, croissance économique, consommation d'énergie, tourisme, urbanisation...) et de dégradation de l'environnement (émissions de gaz à effet de serre, hausse des températures, biodiversité, état des sols...). Les auteurs montrent que croissance et pollution sont corrélées à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais pas partout de la même façon : les pays de l'OCDE restent leaders en matière de pression sur les écosystèmes, du moins pour le moment. Les traces de cette emprise humaine - déchets plastiques, métaux lourds et molécules chimiques diverses - seront visibles pour très longtemps dans les sédiments. Ainsi, l'idée de faire débuter l'anthropocène au milieu du XXe siècle séduit-elle beaucoup d'experts, notamment ceux du groupe de travail sur cette question au sein de la Commission stratigraphique internationale.
Encore faut-il trouver une date précise - et un marqueur - qui convainque les stratigraphistes. Le groupe des experts a proposé celle du 16 juillet 1945.
Pourquoi ? Parce que c'est le jour de la première explosion nucléaire de l'histoire de l'humanité (expérience Trinity, dans le désert du Nouveau-Mexique). En plus de sa charge symbolique, l'entrée dans l'ère atomique laissera, pour le futur, suffisamment de traces de plutonium pour que l'on puisse s'en servir pour dater une période géologique. En poursuivant cette idée, les deux géographes de la revue Nature ont proposé un autre «clou doré» qu'ils placent en 1964. A cette date, le nombre d'essais nucléaires chute brutalement, à la suite de la signature par les Soviétiques, les Américains et les Britanniques du traité d'interdiction partielle des essais nucléaires. Un tel coup d'arrêt est lisible à travers les traces d'éléments radioactifs dans les sédiments. Les deux scientifiques proposent également de tenir compte d'un autre élément chimique, le carbone 14, dont la concentration s'est élevée pendant la grande accélération des années 1950. Mais les auteurs eux-mêmes ne semblent pas très sûrs d'eux... Le facteur nucléaire n'est pas un événement «global», heureusement pour nous ! Et 1964 semble une date bien trop récente pour que l'on puisse s'y appuyer solidement pour bousculer l'échelle des temps géologiques.
Alors, s'il ne peut être daté précisément, l'anthropocène ne serait-il qu'un mirage ? Un effet de manches des environnementalistes destiné à frapper l'opinion afin de faire progresser la cause climatique ? Certains ne sont pas loin de le penser : dans un article très critique publié par la Société géologique américaine, deux de ses membres se demandent si le sujet relève de la stratigraphie ou bien de la «pop culture». Si l'on décide de la création d'une nouvelle époque, poursuivent les géologues, il faudra bien revisiter tout le calendrier, au risque d'incohérences. Par exemple, la création d'une époque anthropocène remet en cause la datation de l'holocène, époque actuelle, qui a débuté il y a 11 600 ans. L'époque holocène ainsi raccourcie serait ainsi complètement déséquilibrée par rapport à celles qui la précèdent (pléistocène, pliocène), longues chacune de plusieurs dizaines de millions d'années ! Enfin, des scientifiques mettent en cause la possibilité même de décider, au vu des échelles de temps considérées. Par exemple, si l'on choisit les sédiments au fond des océans comme source d'information, la couche représentant les 70 dernières années représenterait moins de 1 mm d'épaisseur. Un support un peu léger pour déterminer un changement dans la chronologie de la Terre !
Ces arguments font mouche au sein d'une communauté scientifique plutôt conservatrice, celle des géologues. Les promoteurs du concept, également du métier, ne nient pas la difficulté. «Le terme "anthropocène" a montré son utilité pour les scientifiques spécialistes des changements climatiques. Il reste à déterminer si sa concrétisation au sein de l'échelle des temps géologiques sera aussi utile pour d'autres communautés, comme celle des géologues», note, sur sa page d'accueil, le groupe de travail sur l'anthropocène au sein de la Commission stratigraphique internationale. Pour eux, l'essentiel est ailleurs. Car, au fond, personne ne conteste vraiment l'empreinte de l'humain sur son environnement et son côté durable. Si, l'année prochaine au Cap, la reconnaissance de l'anthropocène comme époque géologique n'est pas approuvée par leurs pairs, ses partisans se consoleront en songeant qu'elle fait d'ores et déjà partie de la panoplie conceptuelle de ceux qui veulent faire bouger les choses pour soulager la Terre d'une emprise destructrice. Les cinquante prochaines années seront, à cet effet, cruciales. Les humains pourront-ils faire en sorte de moins martyriser le système terrestre, en produisant et consommant autrement, ou bien va-t-on tout droit vers une planète invivable aux ressources épuisées ? Telle est bien la seule question qui se pose...
Marianne, no. 947 - Reportage, vendredi 12 juin 2015, p. 54,55,56,57,58,59
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