Le vrai Mao reste inconnu dans son pays.
L'infirmité de la mémoire historique sur le communisme national, ses erreurs et ses horreurs, est largement responsable du mépris populaire pour tout ce qui est politique
Comprendre la Chine reste chose bien difficile : à peine avons-nous enfin pris la mesure des horreurs dont Mao Zedong s'est rendu responsable à la tête de ce pays qu'il nous faut comprendre pourquoi, à la différence de Hitler ou de Staline, il n'a pas été jeté dans les poubelles de l'histoire. Son portrait demeure affiché au-dessus de l'entrée du Palais impérial, sur la place Tiananmen, aux côtés des autres grands hommes du communisme mondial, et le régime de Pékin continue de le considérer comme son héros éponyme. L'abondante bibliographie des ouvrages autorisés sur le Grand Timonier, pour la plupart très superficiels, ne laisse voir aucun de ses vices bien connus, que documentent des témoignages et des études publiés à Hongkong et à Taiwan -sa consommation effrénée de jeunes femmes par exemple. Dans cette littérature, son incapacité à nouer des relations de confiance avec ses camarades de combat et son incroyable insensibilité devant les millions de morts de faim dont il a été responsable ainsi que devant les horreurs de la répression politique n'apparaissent qu'à l'issue de patients recoupements.
Il y a plus. Dans la mémoire populaire, la personnalité de Mao Zedong est de plus en plus souvent enrobée de nostalgie. On vend sur les marchés les souvenirs de son époque: petits bustes de plâtre, médaillons et vieilles photos, que l'on retrouve dans les demeures les plus humbles ou encore dans les taxis. L'explication? A l'époque, au moins, l'Etat était respecté, et ses serviteurs, probes; la Chine était pauvre mais respectée de l'étranger et les jeunes gens se tenaient convenablement!
Cette combinaison de contrôle politique et de culte populaire de l'image de Mao est un remarquable reflet des ambiguïtés politiques et des mutations sociales qui caractérisent l'évolution de la Chine depuis la mort du Grand Timonier en 1976. D'un côté, en effet, si elle obéissait au même ressort que la soviétique - la prise de conscience de la supériorité écrasante du mode de développement capitaliste -, la perestroïka chinoise a été infiniment plus contrôlée politiquement. Et cela pour une raison historique simple: le rôle de la Révolution culturelle. La purge violente mais peu sanglante qui lui a été infligée a fait comprendre à l'élite communiste, qui a survécu, qu'il fallait changer de cour. Et en même temps elle lui valait une confiance massive de la population que Gorbatchev n'est jamais parvenu à conquérir.
Ainsi s'explique la première particularité du nouveau cours chinois à partir des années 1978-1979: il a été conduit par un appareil à l'origine maoïste. Il faut en effet se souvenir que Deng Xiaoping était dans les années 1930 l'un des cadres de guérilla les plus fidèles de Mao Zedong, au point d'avoir été contraint au divorce pour l'avoir suivi. La deuxième particularité est donc que la politique chinoise a été systématiquement protégée des transformations économiques et sociales impulsées par la modernisation: le régime est demeuré la dictature despotique d'un parti communiste qui a simplement décidé d'abandonner ses ambitions totalitaires pour en rester à une «phase préliminaire du socialisme» de plus en plus teintée de capitalisme. Mais - troisième particularité - ce capitalisme est lui-même solidement encadré par le pouvoir politique et fonctionne à son avantage à la fois politique - l'entreprise demeure un instrument de contrôle -, social - les familles de dirigeants ou de cadres ont formé la nouvelle couche d'entrepreneurs et de prédateurs - et bien sûr monétaire, car les profits sont immenses.
Dès lors, si la nouvelle classe dirigeante chinoise ne veut certes plus de Mao ni de son régime, elle n'est pas non plus prête à renier son héritage puisqu'elle en provient historiquement. Le résultat est donc simple: tout en se débarrassant du culte maoïste, de ses rituels et de ses obligations morales, on continue d'en honorer la mémoire officielle et l'on entretient distraitement une sorte de légende rose qui, en cas de besoin, pourra rougir brutalement pour légitimer une reprise en main.
En effet, le pouvoir est conscient de ce que les énormes progrès économiques du pays ont entraîné des mutations sociales extraordinaires, en particulier une individualisation de la société qui rend beaucoup plus aléatoire l'obéissance de la population. Il sait bien que celle-ci est mécontente de la confiscation du pouvoir et furieuse des privilèges de la classe dirigeante ainsi que de l'universelle corruption. Il n'ignore pas que la mémoire de Mao légitime aussi la colère populaire contre les inégalités sociales et, plus particulièrement, une nouvelle tendance politico-idéologique apparue au cours des années 1990 à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du Parti, la dite «nouvelle gauche», qui, au nom de la défense du peuple et de la nation, exige un retour aux objectifs initiaux du Parti.
D'un autre côté, comme l'ont montré les événements du printemps 2008, de la répression des émeutes tibétaines à la politique efficace et compassionnelle appliquée après le séisme du Sichuan, les autorités chinoises considèrent que là n'est pas le pire danger. Elles n'hésitent donc pas à donner des satisfactions aux passions nationalistes et aux attentes populistes. Dans une période de mondialisation accélérée, le plus grand danger, à leurs yeux, est l'attraction de l'Occident, c'est-à-dire l'éventuelle renaissance d'un mouvement démocratique du type de celui de 1989.
Le populisme nationaliste doit certes être manié avec précaution pour éviter qu'il ne légitime des émeutes majeures. Le régime s'y emploie efficacement en segmentant les mécontentements sociaux et en maintenant sous contrôle la fièvre nationaliste de l'opinion. Typique, de ce point de vue, a été, au printemps 2008, le fait que, dans le même temps où il attisait la passion antioccidentale, le pouvoir chinois fermait la fenêtre sur la haine antijaponaise et antitaiwanaise en achevant la réconciliation avec Tokyo et avec le parti Guomindang, qui venait de remporter les élections à Taiwan.
Dans ce jeu très habile, la symbolique ambiguë qui se dégage de la mémoire de Mao Zedong est donc constitutive du problème et aussi de sa solution. Elle contribue à légitimer la colère populaire, mais peut servir à la réprimer, car après tout c'est bien Mao qui a fondé ce régime et construit son imposant système répressif. Il n'est donc pas inutile de laisser survivre son culte populaire, un peu comme autrefois les autorités impériales laissaient survivre le bouddhisme et des cultes populaires locaux.
Pourtant, si impressionnante qu'elle soit, la maîtrise tactique des autorités chinoises engendre à la fois un risque et un coût. Le risque vient de ce que le culte populaire de Mao pourrait contribuer à la formation de solutions délirantes dans le cas où s'accélérerait l'inéluctable déclin de la croissance chinoise et où éclaterait telle ou telle crise régionale. Le coût aggraverait ce risque: c'est celui de toutes les mémoires tronquées et mensongères. Le véritable Mao Zedong est inconnu en Chine, alors qu'il fait l'objet de recherches remarquables dans les universités occidentales; de même, malgré quelques publications documentaires, l'histoire du régime qu'il a fondé demeure dans les limbes.
On ne peut donc éviter de penser que l'infirmité de la mémoire historique sur le communisme chinois, ses erreurs et ses horreurs, est largement responsable du sous-développement politique de la Chine, en particulier du mépris populaire pour tout ce qui est politique. Il engendre un pragmatisme qui peut servir à dénouer des conflits locaux et momentanés. A d'autres moments, il ouvre la voie soit à une indiscipline fiscale d'une ampleur incroyable -le devoir fiscal est infiniment moins respecté que partout ailleurs et les évasions de capitaux sont massives -, soit à des explosions de violence ou à des réactions infantiles comme celles qui ont marqué les polémiques sur le Tibet. Devenue économiquement puissante, la Chine ne cessera d'être un nain politique que lorsqu'elle regardera son passé - et Mao Zedong - en face.
Encadré(s) :
Directeur de recherche à Sciences-Po Paris (Ceri), Jean-Luc Domenach a publié en 2008, chez Perrin, «Comprendre la Chine d'aujourd'hui» et «La Chine m'inquiète».
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