Le Monde - Economie, mardi, 29 mars 2011, p. MDE1
En 2010, CCTV1, la première chaîne de télévision publique chinoise, organe du Parti communiste, a diffusé une série d'émissions relatant l'histoire du développement économique mondial par l'action des Etats et de grandes entreprises (souvent étroitement liées aux Etats) capables de planifier l'innovation, d'organiser le travail et d'accumuler le capital.
Une perspective radicalement opposée à l'histoire économique enseignée aujourd'hui aux Etats-Unis et de plus en plus en Europe, qui s'appuie sur l'idée que c'est le développement de marchés libres de toute ingérence étatique qui permet la croissance par la stimulation et la coordination spontanée des intérêts individuels.
Quelle que soit la part de vérité de chacune de ces interprétations, il est au moins clair qu'une telle démarche dévoile l'approche totalement mercantiliste qui anime le gouvernement chinois, comme son action politique quotidienne le démontre par ailleurs. Car si les entreprises chinoises investissent individuellement sur les marchés mondiaux, leur action est coordonnée et l'économie reste puissamment centralisée : les ressources, tant en main-d'oeuvre qu'en capital ou en matières premières, sont gérées et développées selon une stratégie mondiale conçue par les autorités de Pékin; il en est de même du taux de change et des ressources en devises.
Les mercantilistes de l'époque moderne considéraient que la valeur était créée par le commerce, et que contrôler les voies commerciales, tant militairement que par les grandes compagnies (des Indes en particulier), était la clé de la richesse. Au XIXe siècle, la sécurité du commerce étant établie, la concurrence entre grandes puissances se porta sur le contrôle de l'accès aux matières premières.
Aujourd'hui, la valeur est d'abord immatérielle : elle est dans l'innovation, le design, le marketing, le montage juridique et financier; elle est aussi, de plus en plus, dans la définition des règles et des normes au niveau international plus encore que national. La Chine considère que, pour devenir plus qu'un atelier bon marché, elle doit accéder à ces activités, et détenir davantage d'influence sur la définition internationale des normes et des droits, que ce soit en matière commerciale, sociale ou environnementale.
Regarder la politique économique chinoise comme un simple dumping de change keynésien est donc une profonde erreur. La Chine veut modifier en sa faveur des règles internationales puisqu'elle considère qu'elles bénéficient avant tout aux Etats-Unis et à l'Europe.
Face à cette situation, si Washington défend ses intérêts, bon nombre de pays européens ont adopté la politique de l'autruche. Ils jouent l'enrichissement local en renonçant aux prétentions à la puissance.
Parce qu'ils bénéficient, pour l'instant, d'institutions internationales favorables - quelques anciennes puissances européennes y étant encore surreprésentées -, ces pays pensent que donner une forme politique à l'Europe est inutile. Ils veulent oublier que c'est la puissance politique qui assure, in fine, la qualité des biens publics qu'ils utilisent.
En refusant un renforcement de l'unité européenne, rendu nécessaire tant par la crise économique que par la montée des revendications chinoises (voire indiennes ou brésiliennes), les gouvernements de ces Etats risquent de voir la définition de ces biens publics leur échapper et l'instauration de règles internationales défavorables auxquelles il leur sera trop coûteux de s'adapter.
Mondialisation menaçante
Partout, les populations demandent un renforcement de leur protection face à une mondialisation qu'elles considèrent comme menaçante. Certes, les nationalismes sont vains car aucun Etat européen n'a les moyens de peser seul dans la redistribution mondiale des pouvoirs.
Mais ils prospéreront et détruiront l'Union européenne si celle-ci ne s'affirme pas comme un acteur politique mondial défendant plus vigoureusement les intérêts de ses citoyens et si les Etats européens ne font pas passer l'action commune avant les disputes internes.
Si l'Europe ne prend pas la mesure de ces défis, un jour viendra - et il pourrait n'être pas si éloigné, même si la tectonique économique est aussi incapable de prévoir les événements que la tectonique sismique - où disparaîtra soudain la confiance en sa capacité à assurer la sécurité et la stabilité de l'environnement économique de ses entreprises. Alors, l'Europe tremblera.
Pierre-Cyrille Hautcoeur, Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d'économie de Paris.
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