jeudi 31 décembre 2009

Un robot en France, un ouvrier en Chine - Clément Ruffier

Le Monde diplomatique - Janvier 2010, p. 13

L'organisation du travail comparée chez Renault Trucks et Dongfeng.

Confronté à d'importants problèmes techniques sur le moteur de ses camions haut de gamme, Renault a donné, entre 1990 et 2000, priorité absolue à la qualité pour conserver l'image de la marque (1). Son choix s'est traduit, pour la réalisation du moteur, par une automatisation des équipements de production et de contrôle ainsi que par une formalisation des procédures. En effet, les managers étaient à la fois convaincus - comme dans l'aéronautique des années 1990 (2) - de la supériorité du travail des machines sur celui des hommes et méfiants à l'égard des ouvriers. " A l'époque [en 2000], avoue un ingénieur, il y avait encore des grands mouvements de grève, des sabotages même, et l'on ne savait pas trop si on pouvait faire confiance aux opérateurs (...). Et puis [leur] niveau de formation n'était pas le même qu'aujourd'hui, il y avait beaucoup d'erreurs. "

Néanmoins, devant le coût élevé d'une chaîne entièrement automatique, l'entreprise a préféré s'en tenir à l'automatisation des seuls postes qui présentaient un risque important pour la qualité du moteur, avec, pour les opérations restées manuelles, la mise en place de détrompeurs. Ces dispositifs de contrôle automatique pouvaient être aussi bien des capteurs placés devant le rangement de certaines pièces pour valider le travail à l'approche d'une main, que des visseuses comptant le nombre de vissages effectués et de tours accomplis pour s'assurer que le bon type de vis a été utilisé. L'opérateur est relégué à un rôle d'exécutant et son travail contrôlé par des machines.

Cette volonté d'encadrer au maximum la fabrication s'est cependant heurtée à une autre logique : la soumission des chaînes de montage " non tractées " au rythme humain. " Elles n'avancent pas tant que l'opérateur n'a pas fini son travail et tout validé. (...) On a pris beaucoup de retard, au début, sur la production ", déplore un directeur. Pour atteindre leurs quotas de production, les travailleurs ont de ce fait dû modifier les procédures en cours... avec l'accord tacite de leur encadrement direct. Il s'agissait de " tromper les détrompeurs ", selon l'expression d'un chef de ligne.

Juste avant la fermeture de la chaîne en France (en 2006), alors que de nombreuses machines n'étaient plus entretenues et que l'approvisionnement en pièces devenait difficile, les opérateurs ont déployé des trésors d'imagination afin de " convaincre " ces appareils que le montage se déroulait comme prévu - en passant la main devant tel capteur pour simuler la prise d'une pièce manquante, en mettant brièvement quelque chose dans une caisse pour leurrer d'autres capteurs liés au poids. Dans le même dessein, ils sont allés jusqu'à construire des objets - par exemple une plaque métallique, à présenter devant l'aimant chargé de vérifier l'insertion de certaines pièces -, et sont ainsi devenus des experts du fonctionnement des équipements davantage que du moteur à monter !

En 2005, avec le rachat de sa division camions par Volvo, Renault a décidé de ne plus réaliser ce moteur pour le marché européen et de vendre sa licence. Dongfeng s'est porté acquéreur afin de pallier son retard technique et de prévenir les évolutions de la législation antipollution chinoise, mais aussi et surtout de parvenir à démontrer qu'il était capable de maîtriser semblable production.

Créé en 1969 à Shiyan, dans le Hubei, et deuxième constructeur automobile en Chine, Dongfeng dispose de trois bases industrielles dans la province ainsi que d'implantations dans l'Est et le Sud ; il possède des joint-ventures avec Nissan, Citroën et Peugeot. Son achat de la licence a correspondu à une démarche courante en Chine - ce que le chercheur François Gipouloux nomme le " syndrome de la filiale (3) " : on se procure une technique non pour elle-même, mais comme outil de développement. Un ingénieur au département recherche et développement chez Dongfeng résume l'idée : " Les produits des constructeurs européens sont de meilleure qualité (...) et plus avancés techniquement. Si nous parvenons à rattraper notre retard sur eux, nous pourrons exporter des camions partout dans le monde. "

Pour l'heure, le coût du moteur en question, trois fois plus élevé que les prix pratiqués dans le pays, ne permet guère d'augmenter le volume des ventes... Mais, une fois les plans et méthodes de fabrication du moteur Renault en sa possession, Dongfeng a commandé une chaîne neuve et opéré de nombreuses modifications tant sur le produit que sur le processus de fabrication. Le transfert de technique est donc loin de se réduire à une simple copie (lire S'adapter ou copier ?).

D'abord, la chaîne a été moins automatisée que celle du constructeur français - avec un nombre de robots réduit au minimum, du fait de leur caractère onéreux et de leur emploi jugé trop contraignant. La robotisation n'est intervenue qu'après un constat d'échec des opérations manuelles.

Ensuite, il a été décidé de ne pas mettre en place de détrompeurs, bien que les équipements installés en aient la capacité. Un choix que justifie un des ingénieurs responsables de leur conception : " Les dispositifs de contrôle automatique ont des avantages mais également beaucoup d'inconvénients ; ils peuvent ralentir la cadence de la production en bloquant l'avancée de la chaîne. " Des contrôles équivalents sont donc réalisés par les opérateurs en aval - une solution qui avait été écartée en France, par crainte de la connivence entre les travailleurs, qui aurait pu les inciter à masquer les erreurs de leurs camarades.

Enfin, les procédures élaborées, aussi précises que celles de Renault, sont moins strictes car, remarque le directeur de l'usine, " en Chine, ce n'est pas comme en Europe, on ne peut pas tout anticiper, il y a beaucoup d'événements imprévus ". Un chef d'une des lignes de montage renchérit : " Les règles, ce sont des guides dont on se sert, mais on ne peut jamais les suivre à la lettre. " Les opérateurs de sa ligne ont la liberté de déroger, avec l'accord de leur direction, à la plupart des procédures - une latitude rendue possible par la forte surveillance exercée sur eux. En effet, pour obtenir leurs postes, ils ont dû répondre aux exigences d'une sélection spéciale qui est venue s'ajouter aux moyens de contrôle habituels en Chine : syndicat unique dont les responsables appartiennent souvent à la direction de l'usine, contrats de travail oraux qui empêchent concrètement une bonne partie des salariés de faire valoir leurs droits, appartenance à une entreprise d'Etat employant plusieurs membres d'une même famille et garantissant encore de nombreux services sociaux, etc. " Dongfeng, c'est notre famille ", déclare un ouvrier.

Alors que Renault Trucks avait cherché à anticiper les dysfonctionnements par la mise en place et le respect des procédures, Dongfeng a donc privilégié la flexibilité et la rapidité de réaction face aux circonstances de production - comme ailleurs en Chine, où les règles établies, en général plus floues et malléables qu'en France, sont conçues pour évoluer tout au long d'un processus d'essais et de corrections des erreurs.

De tels choix correspondent, certes, aux différences culturelles entre les deux pays qu'ont mises en avant certains sinologues (4). Toutefois, on aurait tort d'en conclure à l'existence d'une frontière étanche entre " anticipation à la française " et " réactivité à la chinoise " : il faut plutôt y voir l'expression de tendances, car les travailleurs chinois connaissent aussi les pratiques préventives et leurs homologues français ne prévoient pas tout. De plus, l'organisation de la production est également liée à l'histoire spécifique des deux constructeurs, aux modalités qu'ils ont adoptées pour renouveler leurs produits, ou encore au coût relatif capital-travail en France et en Chine.

Par exemple, Renault est en mesure de remplacer une génération de produits par la suivante dès qu'intervient une nouvelle réglementation sur la pollution - ses impératifs de qualité reposant en partie, on l'a dit, sur sa volonté d'anticiper les contraintes. Chez Dongfeng, au contraire, les générations de moteurs ne se succèdent pas, mais se superposent ; et, comme la première phase de commercialisation peut servir de test pour améliorer un produit, étant donné le faible volume des ventes, il n'y a pas lieu de se montrer aussi rigoureux que chez les concurrents, du moins dans un premier temps.

De même, si l'on considère le coût relatif capital-travail, plus bas en Chine qu'en France, rien de surprenant à ce que Dongfeng ait opté pour le travail manuel plutôt que pour l'installation de stations automatiques sur ses lignes. D'autant que l'automatisation chez Renault avait eu plusieurs effets pervers : les robots, loin d'avoir la fiabilité que leur prêtaient les concepteurs de la chaîne, étaient responsables de multiples erreurs sur les postes automatiques et les détrompeurs. " Je finis[sais] par passer plus de temps à réparer cette machine qu'à monter des plaques [sa tâche sur la chaîne] ", constate un opérateur.

De plus, l'insistance mise sur le respect des procédures rendait illégitimes et forcément informelles les modifications pourtant indispensables opérées par les travailleurs en cas d'erreur des robots. Limiter leur marge de manoeuvre créait chez eux la souffrance d'être réduits à un rôle d'exécutants encadrés par des machines : ils avaient l'impression d'être " asservis " à elles, selon l'expression d'un d'entre eux. Deux conséquences en ont résulté.

D'une part, les opérateurs français ont effectué moins de modifications que leurs homologues chinois pour améliorer la qualité du produit, et, lorsqu'il était trop difficile de contourner la procédure, ils ont eu tendance à s'y conformer, même s'ils savaient qu'elle pouvait entraîner un défaut. Ainsi, au poste d'insertion de l'arbre à cames, le détrompeur mis en place pour contrôler le jeu latéral de cette pièce signalant régulièrement une anomalie, les opérateurs donnaient des coups de marteau dessus afin qu'il valide malgré tout l'opération. En dépit de l'interdiction formelle d'utiliser un tel outil que stipulait le guide de montage...

D'autre part, étant dans l'ignorance des routines de production, Renault Trucks s'est trouvé bien en peine de comprendre les problèmes liés aux mauvaises pratiques. A l'inverse, si les premiers moteurs sortis par Dongfeng sont de moindre qualité, la meilleure connaissance qu'il a du travail réel lui permet de remédier à de tels problèmes - au besoin par des méthodes assez inattendues.

Qu'on en juge au mode d'introduction d'une soupape dans la culasse mis au point par une opératrice. La tête de la pièce pouvant être abîmée par un choc au cours de cette opération délicate, on l'entoure avec un bout du chiffon qui sert à la nettoyer avant de la glisser dans la culasse. Le tissu amortit la chute de la soupape, qui finit de se positionner en douceur lorsqu'on le retire. Un chiffon plutôt qu'un robot...

Note(s) :

(1) Cet article s'appuie sur des études réalisées sur dix " terrains " (unités de recherche et développement, usines, points de vente et ateliers de réparation, entreprises de transport routier de marchandises dans ces deux pays) ; deux cent trente-deux entretiens et cent sept journées d'observation ont été effectués entre 2005 et 2008.
(2) Cf. Victor Scardigli, " Les producteurs de sens. Le cas de l'Airbus 320 ", Culture technique, n° 24, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1992.
(3) François Gipouloux, " Un transfert de technologie dans les télécommunications en Chine ", Sociologie du travail, n° 34, Paris, avril-juin 1992.
(4) Lire notamment Joseph Needham, La Science chinoise et l'Occident, Seuil, Paris, 1973 ; Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997 ; François Jullien, La Pensée chinoise. Dans le miroir de la philosophie, Seuil, 2007.
Ce texte est issu de Sociologie de la carrière des objets techniques. Le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine, thèse de doctorat de sociologie et sciences sociales, université Lumière-Lyon-II, 2008.

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L'Asie inaugure la plus grande zone de libre-échange du monde - Yann Rousseau

Les Echos, no. 20584 - International, jeudi, 31 décembre 2009, p. 8

A compter du 1 er janvier 2010, la Chine et les pays de l'Asean vont supprimer les droits de douane sur 7.000 groupes de marchandises et services, couvrant 90 % de leurs échanges. En Asie du Sud-Est, des industriels redoutent de disparaître sous l'afflux de produits bon marché chinois.

La vie de millions d'entreprises d'Asie va se retrouver bouleversée ce soir, à minuit, lors de l'entrée en vigueur officielle dans la région de la plus vaste zone de libre-échange du monde, habitée par près de 1,9 milliard d'habitants. Après avoir négocié un accord commercial pendant plus de huit ans et progressivement testé des baisses de droits de douane sur plusieurs de leurs marchandises, la Chine et six pays de l'Association des nations du Sud-Est asiatique (Asean) - la Thaïlande, l'Indonésie, Brunei, les Philippines, Singapour et la Malaisie -se sont engagés à supprimer, à compter du 1er janvier 2010, la quasi-totalité des droits de douane appliqués sur quelque 7.000 groupes de produits et de services, totalisant près de 90 % de leurs échanges. Egalement signataires de l'accord avec la Chine, le Cambodge, le Laos, la Birmanie et le Vietnam, intégrés plus tard à l'Asean, bénéficient, eux, jusqu'en 2015 d'une clause transitoire destinée à leur permettre de ramener à zéro les droits de douane qu'ils prélèvent actuellement sur les produits chinois. « Malgré la crise financière, le commerce bilatéral va pouvoir après 2010 connaître une croissance rapide », triomphait hier dans les médias chinois Zhang Kening, l'un des cadres du ministère du Commerce ayant travaillé sur l'accord.

Pékin, qui a activement milité pour la mise en place de cette nouvelle zone, estime que l'ensemble des échanges dans la région devrait atteindre 200 milliards de dollars l'an prochain, ce qui représenterait presque un doublement par rapport aux 113 milliards de dollars recensés en 2005. La Chine compte notamment profiter de la suppression des droits de douane pour augmenter ses importations de matières premières (minerais, gaz naturel, caoutchouc_) dont elle a tant besoin pour alimenter sa croissance et pourrait également accroître régionalement ses exportations de biens manufacturés, actuellement taxés à hauteur de 5 % en Asie, pour compenser la baisse de la demande de produits « made in China » constatée, depuis fin 2007, en Occident.

Donner du temps

Si la baisse généralisée des tarifs douaniers représente une opportunité pour de nombreux entrepreneurs d'Asie du Sud-Est, comme notamment les agriculteurs thaïlandais produisant le riz au jasmin et les fruits exotiques très prisés par 1,3 milliard de consommateurs chinois, elle ne fait pas l'unanimité dans toute la région. Ces dernières semaines, les industriels de plusieurs pays ont mis en garde leurs gouvernements contre l'arrivée massive sur leurs marchés nationaux de marchandises chinoises bon marché, pro-fitant d'un yuan faible et de beaucoup de subventions gouvernementales déguisées.

En Indonésie, les opposants à l'accord ont récemment accéléré leur campagne publique contre l'accord de libre-échange, et 14 associations d'industriels, en partenariat avec le Parlement, ont officiellement demandé au gouvernement de suspendre provisoirement son application afin de laisser aux entreprises locales le temps de s'adapter. « Si le gouvernement met en place l'accord maintenant, beaucoup d'industries vont mourir », résumait mardi Airlangga Hartarto, un député. Sous la pression, Jakarta aurait accepté de renégocier un calendrier d'application de la baisse des droits de douane sur 228 catégories de produits, et notamment sur les textiles, les chaussures et l'acier en provenance de Chine. Hier, Pékin affirmait que le secrétariat de l'Asean n'avait été saisi d'aucun recours de dernière minute et que l'accord devrait s'appliquer comme prévu.

Encadré : Un accord touchant 1,9 milliard de personnes

La nouvelle zone de libre-échange Chine-Asean couvrira 13 millions de kilomètres carrés, et comptera 1,9 milliard d'individus (1,3 milliard en Chine et 580 millions en Asie du Sud-Est), ce qui en fait la plus vaste du monde. En volume d'échanges, elle reste toutefois encore inférieure à ceux mesurés au sein de l'Union européenne -qui est une union douanière -et au sein de la zone couverte par l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena).A compter du 1er janvier 2010, 90 % des produits échangés au sein de la zone verront leurs droits de douane supprimés. Initié en 2002, ce projet a déjà permis la suppression, à partir de 2005, de droits de douane sur plusieurs centaines de produits.Les 10 % de produits non concernés par l'accord verront leurs droits de douane réduits progressivement dans le futur.

PHOTO - Chinese Prime Minister Wen Jiabao (L) talks with Thai Prime Minsister Abhisit Vejjajiva (R) during a signing ceremony as part of the 15th Association of Southeast Asian Nations (ASEAN) summit, at the elite beach resort of Hua Hin, southern Thailand on October 25, 2009. Dreams of creating a huge economic bloc covering half the world's population are slowly becoming a reality in a plan that would boost Asia's global clout, analysts and officials say.

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La Chine espère populariser le yuan au sein de l'Asean - Yann Rousseau

Les Echos, no. 20584 - International, jeudi, 31 décembre 2009, p. 8

Critiquant ouvertement l'hégémonie du dollar, la Chine espère que le nouvel accord de libre-échange favorisera la régionalisation de sa monnaie.

Si le gouvernement chinois voit dans le lancement de la zone de libre-échange avec l'Asean une occasion pour ses entreprises de doper leurs exportations vers les pays de la région, il espère également que ces échanges croissants de marchandises, pour l'instant libellés en dollars, seront dans les années qui viennent de plus en plus souvent facturés en yuans. Contestant publiquement depuis le début de 2008 l'hégémonie du billet vert dans le commerce international, Pékin multiplie depuis quelques mois les initiatives pour populariser dans l'Asie proche l'utilisation de sa devise comme monnaie de référence. « Le nouvel accord de libre-échange va accélérer ce processus de régionalisation », expliquait, il y a quelques jours, Xu Ningning, le secrétaire général du Conseil économique Chine-Asean.

Programmes pilotes

Vantant la solidité et la stabilité de sa monnaie, dont le cours est déterminé, chaque matin, par les autorités, Pékin cherche à convaincre les pays de l'Asean de négocier des accords de coopération globaux permettant des échanges commerciaux en yuans. Seuls le Laos et le Vietnam ont pour l'instant accepté ce projet, qui couvre pour l'essentiel de maigres échanges réalisés aux frontières.

Pour familiariser ses entreprises et leurs partenaires asiatiques à l'utilisation du yuan, Pékin a lancé, cette année, plusieurs programmes pilotes de règlement de transactions commerciales internationales dans la devise chinoise. Se montrant extrêmement prudentes, les autorités n'ont autorisé pour l'instant que 365 entreprises établies dans la province industrielle du Guang dong et dans la région de Shanghai à travailler directement en yuans avec des groupes basés à Hong Kong et Macao, qui utilisent des devises différentes, mais également avec certaines sociétés de l'Asean. Un projet similaire a été proposé aux exportateurs du Guangxi et du Yunnan, mais il n'a pas non plus généré de véritable explosion des échanges en yuans avec des clients étrangers. Ils ne voient, pour le moment, pas d'intérêt à remplacer le dollar par une monnaie non convertible dont le cours est arrimé au billet vert.

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Les pays asiatiques vont lancer en mars leur fonds d'urgence de devises - Yann Rousseau

Les Echos, no. 20584 - International, jeudi, 31 décembre 2009, p. 8

La Chine, la Corée du Sud, le Japon et les pays de l'Asean viennent de ratifier l'inauguration dans trois mois d'un fonds de 120 milliards de dollars permettant de prévenir toute soudaine crise de liquidité dans l'un des pays de la région.

Comme ils l'avaient promis au printemps dernier en pleine crise financière internationale, les pays asiatiques viennent officiellement de valider la création d'un fonds d'urgence en devises de 120 milliards de dollars destiné à prévenir toute crise de liquidité dans la région. Hier, le gouvernement coréen a annoncé que tous les pays participant au projet, soit la Chine, le Japon, la Corée du Sud et les membres de l'Asean (la Birmanie, Brunei, le Cambodge, l'Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam) avaient achevé le processus de ratification de cet accord, qui entrera en vigueur le 24 mars prochain, pour améliorer un dispositif de solidarité régional né en 2000 sous le nom d'initiative de « Chiang Mai ».

Plus de souplesse

Encore sous le choc de la crise asiatique de 1997-1998 qui avait nécessité une intervention du Fonds monétaire international pour aider la Thaïlande, l'Indonésie et la Corée du Sud à répondre à l'écroulement de leurs monnaies, les pays de la région avaient, à l'époque, mis en place une série d'accords bilatéraux d'échanges de devises pour aider les nations de la zone à prévenir toute nouvelle crise. Mais le manque de souplesse du système, qui imposait notamment aux gouvernements en crise de négocier une autorisation préalable auprès de chacun des pays signataires avant d'être aidés, avait été vivement critiqué par plusieurs participants, qui plaidaient pour une structure multilatérale plus réactive.

Suivant le nouveau pacte, un gouvernement ayant soudainement besoin de liquidités pourra désormais obtenir, en moins d'une semaine, le droit de puiser, dans le pool de devises alimenté sur l'instant par les banques centrales de chaque pays, un prêt d'un montant calculé en fonction de sa propre contribution. Selon le communiqué du gouvernement coréen, la Chine et Hong Kong contribueront à ce fonds à hauteur de 32 % (soit 38,4 milliards de dollars), tout comme le Japon, quand les pays de l'Asean apporteront, eux, 20 % des capitaux et la Corée du Sud 16 %.

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Après la controverse sur l'exécution d'un Britannique, Pékin met en garde Londres

Les Echos, no. 20584 - International, jeudi, 31 décembre 2009, p. 8

YANN ROUSSEAU

Ulcéré par la Grande-Bretagne, Pékin a enclenché, hier, une campagne de riposte similaire à celle menée, en 2008, contre Paris lors de la crise tibétaine.

La tension diplomatique entre Londres et Pékin ne s'est pas apaisée, hier, au lendemain de l'exécution d'Akmal Shaikh, ressortissant Britannique. Ulcérées par les commentaires des hommes politiques et des médias anglais, les autorités communistes ont enclenché la riposte par le biais de leurs médias d'Etat et des forums d'internautes, dans une stratégie de défense similaire à celle mise en place contre la France en 2008 après la crise tibétaine.

Sur de nombreux forums où les messages sont filtrés par des censeurs, les internautes s'en prennent vivement au gouvernement anglais, qui mépriserait la souveraineté de la Chine. Activant la fibre nationaliste, beaucoup de commentaires rappellent que c'est l'Empire britannique qui, au XIXe siècle, précipita la Chine dans deux guerres pour pouvoir imposer le commerce de l'opium sur le territoire chinois, et enclencha, ainsi, une séquence toujours vécue dans l'inconscient chinois comme une humiliante décadence. Si aucun projet de sanction économique contre les intérêts britanniques n'est évoqué, le gouvernement a clairement menacé Londres de représailles. « Nous exprimons notre fort mécontentement et notre opposition aux accusations britanniques », a martelé Jiang Yu, la porte-parole de la diplomatie chinoise, avant d'appeler le gouvernement anglais « à rectifier ses erreurs et à éviter de détériorer les relations sino-britanniques ». « Nous espérons que la partie britannique ne créera pas de nouveaux obstacles dans les relations bilatérales », a-t-elle conclu.

Important partenaire commercial

Hier, les analystes estimaient que Londres pourrait être tenté d'étouffer la crise dans les prochains jours. Avec un commerce bilatéral mesuré à 45,6 milliards de dollars l'an dernier, la Grande-Bretagne est le 11e plus important partenaire commercial de la Chine dans le monde. Selon des statistiques britanniques, les entreprises anglaises seraient même les plus gros investisseurs dans le pays avec un montant global d'investissements cumulés estimé à 15 milliards de dollars au début de 2009.

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Inflation, protectionnisme, inégalités : les trois écueils menaçant la Chine - John Foley

Le Monde - Economie, jeudi, 31 décembre 2009, p. 15

En 2009, la République populaire de Chine a fêté ses 60 ans. Elle a aussi réussi à éviter une catastrophe économique en investissant 4 000 milliards de yuans (586 milliards d'euros) dans un plan de relance sans précédent. Tout est maintenant en place pour que 2010 soit riche en succès. Enfin, si tout se passe bien, car Pékin devra faire face à trois dangers : l'inflation, le protectionnisme et les inégalités sociales.

Une première forme d'inflation a déjà fait son apparition. L'injection dans l'économie de 1 500 milliards de dollars (1 000 milliards d'euros) sous forme de prêts, que les banques ont accordés sur commande de l'Etat, et de capitaux étrangers motivés par la spéculation a fait exploser la valeur des actions et des propriétés immobilières.

En 2009, le prix du foncier a battu des records à Pékin, à Hongkong, ceux des appartements ont crevé les plafonds. Les premières sociétés qui ont accédé au marché tout neuf des firmes à forte croissance de Shenzhen ont vu leur cours doubler dès le premier jour.

Le prix des actifs s'envole et, pourtant, les prix à la consommation ont à peine frémi. De nombreux pays sont confrontés à cette situation, mais aucun gouvernement ni banque centrale n'a trouvé de parade : le relèvement des taux compromettrait la croissance en pénalisant consommateurs et producteurs. Une option qui, pour Pékin, serait suicidaire.

La Chine pourrait aussi être confrontée en 2010 à un regain de protectionnisme. L'année qui s'achève a déjà vu quelques passes d'armes avec les Etats-Unis sur les pneus ou l'acier. Ce sont là des cas isolés, mais la faiblesse entretenue du yuan peut, elle, être considérée comme une subvention déloyale, qui fausse le jeu et pousse les Américains à consommer plus qu'ils ne le devraient.

Certains économistes clament déjà que si la Chine ne change pas d'attitude sur la question des taux de change, il faudra ériger de nouvelles barrières douanières. Aux Etats-Unis, certaines personnalités politiques pourraient se joindre au mouvement, surtout si le chômage américain, qui atteint déjà 10 %, continue de grimper.

Risques de troubles

Le troisième facteur de risque est l'inégalité sociale. Moins visible, c'est le plus crucial : la concomitance de la flambée du prix des actifs et de la quasi-stagnation des salaires creuse le fossé entre détenteurs de patrimoine et prolétaires ne possédant pratiquement rien. Le taux de chômage officiel (4 %) passe sous silence les 150 millions de travailleurs migrants. La Chine est aussi un pays où un peu plus de 30 % des jeunes diplômés ne trouvent pas d'emploi.

La plus grande crainte des dirigeants est que l'oisiveté forcée et les inégalités créent des troubles. Une enquête récente menée par l'Académie des sciences sociales du Zhejiang, dont le South China Morning Post s'est fait l'écho, indique que 96 % des personnes interrogées " en veulent aux riches ".

Pékin pourrait gérer ces écueils séparément. Mais si les trois se matérialisent en même temps, l'année du Tigre portera bien son nom, vu le nombre de féroces combats qu'il faudra livrer.

John Foley

(Traduction de Christine Lahuec)

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REPORTAGE - Chongqing Capitale de la mafia chinoise - Brice Pedroletti

Le Monde - Jeudi, 31 décembre 2009, p. 16

Est-ce la culture portuaire, propice à tous les trafics, de l'ancienne Chungking, dont Tchang Kaï-chek fit un temps la capitale de la Chine ? Ou bien la fièvre de la construction qui s'est emparée de la ville depuis qu'elle s'est vu octroyer, en 1997, avec son territoire grand comme le Benelux et peuplé de 32 millions d'habitants, le rang de municipalité autonome, comme Pékin, Shanghaï et Tianjin ? Ou la topographie si particulière de cette ville collinaire hérissée de tours, théâtre d'une explosion urbaine de part et d'autre de deux fleuves qui se mélangent à ses pieds, le Yangzi et son affluent le Jialing ?

Chongqing, mégalopole en pleine croissance du centre de la Chine, est devenue la cible d'une campagne antimafia menée tambour battant depuis l'été. 3 000 personnes ont été arrêtées, près de 800 ont été mises en examen, et plus de 300 ont déjà été déférées vers des tribunaux pénaux ou administratifs, souvent pour les crimes les plus évidents : violences physiques, jeux clandestins, racket, corruption. Sont jugés des hommes d'affaires, des policiers, mais aussi des dizaines de très hauts responsables de la police et de la justice.

" La mafia a une emprise particulièrement importante sur l'économie de Chongqing, ", admet Huang Wei, un entrepreneur qui s'occupe d'un fonds d'assistance mis en place par des entreprises pour aider les policiers et leurs familles engagés dans l'effort antimafia. " Certains ont été blessés. Il y en a qui sont morts d'excès de travail !, dit-il. C'est notre manière d'apporter notre soutien à la campagne. " M. Huang est avare de détails sur ses activités. Mais il dit avoir pâti des agissements mafieux de concurrents dans l'immobilier.

Encore plus qu'ailleurs en Chine, le développement du secteur privé est ici le résultat de petits et grands arrangements, de recours au système D, de prêts à l'amiable entre hommes d'affaires qui n'ont pas toujours accès au crédit. Et cette terre arrosée de subventions pour absorber le choc économique consécutif à la construction du barrage des Trois-Gorges en aval, est propice à la spéculation immobilière.

Ainsi, des employés d'une entreprise collective en faillite, sous-traitante de la marque chinoise de cosmétique Aoni, se sont retrouvés sur le carreau en 2006 : un terrain de l'entreprise en plein centre-ville avait alors été vendu aux enchères pour indemniser les employés privés de travail. " A l'origine, nous n'étions pas favorables à la vente du terrain, explique un représentant de ces employés. Au moment de la première visite des acheteurs, puis après la cession, une bande de "crânes rasés" - des hommes de main - les accompagnaient pour nous intimider. On s'est dit que quelque chose ne tournait pas rond. "

Ces salariés ont alors décidé de mener une enquête pour essayer de comprendre ce qui se passait. Ce qu'ils ont découvert les a laissés pantois. Un, le prix du terrain avait été sous-évalué par un cabinet d'experts, sur ordre de la Haute Cour de justice. Deux, les participants à la vente aux enchères avaient été menacés par Chen Kunzhi, un ancien policier président de la Wanquan Finance, une structure financière montée par un des milliardaires arrêtés. " On s'est aperçu que le terrain avait été vendu au prix où il avait été acheté dix ans auparavant, alors que les prix des terrains s'étaient envolés ", poursuit le représentant des salariés, mis au chômage voilà trois ans, après plus de vingt-cinq ans de carrière chez Aoni.

Les employés pétitionnaires se rendent alors à Pékin pour porter leurs doléances, sans succès. Mais juste avant les Jeux olympiques de 2008, notre interlocuteur et quatre de ses collègues rencontrent des émissaires de Pékin dépêchés dans les " comités de stabilité " des provinces, pour examiner certaines des plaintes les plus persistantes. L'administration reconnaît leurs griefs. Et la campagne antimafia fera tomber plusieurs têtes, dont le vice-président de la haute cour de Chongqing et le patron local de la société d'Etat. " L'abcès a été crevé ", se félicitent les anciens salariés d'Aoni. Mais ce qui compte, c'est de récupérer le terrain. Pour l'heure, aucune nouvelle.

Ce n'est pas la première fois que Chong-qing est mise à l'index pour ses connexions mafieuses. En 2002, plusieurs hauts responsables de la police avaient déjà été arrêtés pour avoir accepté des pots-de-vin. Mais depuis, les limites du tolérable ont manifestement été franchies. " Deux événements ont été catalyseurs. En mars, une sentinelle de l'armée populaire a été tuée et s'est fait voler son arme automatique. Puis en juin, un homme a été abattu sur la voie publique. C'était un dealer, mais l'enquête a mené à la découverte de tout un arsenal ", explique un spécialiste des affaires judiciaires dans un hebdomadaire local.

Bo Xilai, secrétaire général du Parti à Chongqing depuis fin 2007, et à ce titre véritable chef de la municipalité, semble déterminé à porter le fer dans la plaie. L'heure est à la lutte anticorruption, cheval de bataille du président Hu Jintao et l'ambitieux M. Bo sait pertinemment qu'il est à Chongqing en terrain miné. Fils d'un ancien leader révolutionnaire, et donc membre de la " faction des princes " (qui, à l'intérieur du Parti, n'est pas toujours alignée avec le camp des supporters de M. Hu), il a pu saisir là l'occasion de prêter allégeance à l'actuel président.

Le nouveau chef de Chongqing a également fait venir de son ancien fief, la province du Liaoning, un super-flic, Wang Lijun. " Pour nous, c'était le dernier survivant de la lutte anticriminalité, reprend le journaliste de l'hebdomadaire local. Quand il a déclaré que si la police de Chongqing ne pouvait pas assurer la protection des citoyens, il ferait venir des policiers d'ailleurs, on a senti que quelque chose allait se passer. Il reconnaissait que la police était trop corrompue ! " C'est ce qui advient : des centaines de policiers passent sur le gril. En juillet, l'arrestation de Wen Qiang a l'effet d'un coup de tonnerre : chef du bureau de la justice de Chongqing, l'homme avait été jusqu'en 2008, et pendant seize ans, vice-chef de la sécurité publique.

Les départements de la police seront ensuite décapités l'un après l'autre, du responsable des enquêtes contre la criminalité économique à la chef de la brigade des stupéfiants, en passant par le successeur de M. Wen au poste de deuxième flic de Chongqing. La belle-soeur de Wen Qiang, Xie Caiping, recherchée par la police, gérait plusieurs casinos clandestins en toute impunité. M. Wen lui-même contrôlait, semble-t-il, le Liang dian, un faux salon de thé dans la partie la plus ancienne de Chongqing, sorte de " supérette de la fellation " dont les bas tarifs garantissaient qu'elle ne désemplissait pas. La rumeur veut que certaines des filles qui y officiaient venaient des prisons.

Selon une source locale, la complicité de la police était manifeste dans le business du recouvrement de dettes, de jeu ou d'affaires : Yue Chun, un caïd qui dirigeait une société spécialisée en la matière et avait pignon sur rue, disposait de toutes sortes de moyens pour espionner et écouter ses cibles. Ses hommes agissaient avec une impunité suspecte : " L'un d'eux m'a raconté comment ils sont allés chercher un type endetté à Pékin, l'ont ramené et l'ont enterré jusqu'au visage ", poursuit-il.

Les peines lourdes prononcées à ce jour par les juges - dont 6 condamnations à mort - valent surtout pour leur exemplarité, car la qualification de crime organisé est souvent difficile à établir. Les bandes prenaient pour nom celui de leur patron et la discipline y est aléatoire. Les " sociétés secrètes " (la mafia en chinois) de Chongqing sont avant tout des réseaux d'entrepreneurs de tout poil, certes disposant de quoi intimider, de quoi se défendre et de quoi corrompre, mais que rassemblent avant tout des " coups " et des opportunités, dans un perpétuel mélange des genres entre privé et public. Les statistiques triomphantes sur le nombre des arrestations cachent un malaise croissant sur un procès qui n'a pas lieu, celui d'un système institutionnel où les contre-pouvoirs sont très faibles. " On ne peut rien publier sans l'accord des autorités ", reconnaît notre interlocuteur journaliste.

Le tour que prend la campagne antimafia laisse perplexe l'avocat Zhou Litai, qui défend Li Zhigang, un chef de bande originaire du même village que lui. Depuis treize ans, maître Zhou défend des paysans ouvriers lésés par des patrons peu scrupuleux un peu partout en Chine. Mais aujourd'hui qu'il s'occupe du dossier d'un malfrat, on lui jette la pierre. " On ne cesse de m'insulter sur Internet parce que je défends une personne identifiée comme mafieuse. C'est injuste ", dit-il.

Il n'a vu qu'une seule fois son client et n'a pas eu accès au dossier d'instruction, contrairement à ce que permet la loi. Il craint que cela mène à " des débordements ", comme il y en a eu tant d'autres en Chine, et à " la condamnation d'innocents ". " Je fais simplement mon travail d'avocat. Cette campagne antimafia est très très importante. Mais pour qu'elle puisse se prolonger, il faut absolument que les procédures légales soient respectées ", martèle-t-il. Sinon, tout sera à recommencer.

Brice Pedroletti

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PORTRAIT - La croisade d'un chrétien américain en Corée du Nord - Philippe Pons

Le Monde - International, jeudi, 31 décembre 2009, p. 6

Un activiste américain d'origine coréenne est entré clandestinement en Corée du Nord afin d'attirer l'attention sur les souffrances de la population. A l'aube, le 25 décembre, Robert Park, âgé de 28 ans, a franchi le fleuve Tumen, gelé en cette saison, qui marque la frontière entre la Chine et la République populaire démocratique de Corée (RPDC). A proximité de l'autre rive, il a lancé : " Je suis un citoyen américain. Je vous apporte l'amour de Dieu ", et il a disparu dans la nuit, ont raconté à leur retour à Séoul des militants qui l'avaient accompagné. Il a franchi le fleuve dans une région peu surveillée, non loin de la ville frontalière de Hoeryong.

Avant son départ, Robert Park, un fervent chrétien, avait envoyé à différents journaux et à des agences de presse la copie d'un message adressé à " Kim Jong-il et aux dirigeants nord-coréens " qu'il a emporté avec lui et dans lequel il explique son action. " Je proclame l'amour du Christ et le pardon pour tous (...). Ouvrez vos frontières afin que nous puissions apporter nourriture, médicaments et assistance à ceux qui luttent pour leur survie. Fermez les camps de concentration et libérez les prisonniers politiques... "

Selon les services de renseignement sud-coréens, en 2009, la RPDC détient 154 000 prisonniers politiques dans six camps de travail. Le dernier rapport du Conseil des droits de l'homme des Nations unies sur la situation dans ce pays fait état de " violations patentes qui appellent d'urgence l'attention internationale ". Les organisations humanitaires dénoncent des exécutions publiques et des morts par épuisement dans les camps de travail.

Membres d'une organisation sud-coréenne de défense des droits de l'homme, Pax Koreana, Robert Park avait déclaré la semaine dernière à l'agence Reuters à Séoul qu'il refusait toute intervention en sa faveur : " Je ne veux pas que le président Obama paie pour me faire sortir. Je veux la liberté pour le peuple coréen. Tant que les camps ne sont pas fermés, je ne veux pas être libéré. Si je dois mourir avec les prisonniers, je suis prêt à le faire... En tant que chrétien, je me dois d'aller vers eux, de sacrifier ma vie pour la rédemption des autres. "

Energie militante

Des organisations religieuses sud-coréennes ont fait de l'évangélisation de la RPDC une mission à laquelle elles consacrent une énergie militante. La Corée du Sud, pays le plus chrétien d'Asie après les Philippines, fait preuve d'un prosélytisme qui la place juste derrière pour l'envoi de missionnaires à l'étranger. En 2007, une vingtaine de volontaires humanitaires sud-coréens avaient été capturés en Afghanistan. Deux ont été tués.

Les églises protestantes sud-coréennes sont particulièrement actives à la frontière sino-nord-coréenne. Elles cherchent par la conversion de migrants auxquels elles viennent en aide à faire renaître la foi en RPDC en constituant des réseaux clandestins. La constitution nord-coréenne reconnaît la liberté de culte (il existe à Pyongyang deux temples protestants, une église catholique et une église orthodoxe). Mais les chrétiens, officiellement au nombre de 13 000, restent très surveillés. Les convertis par les missions protestantes à la frontière, considérés comme des espions par le régime, risquent de lourdes peines lorsqu'ils sont pris.

Philippe Pons (Tokyo, correspondant)

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M. Wissmann : « Près d'une voiture sur cinq vendues en Chine est allemande »

Les Echos, no. 20584 - Industrie, jeudi, 31 décembre 2009, p. 17

Matthias Wissmann, président de la Fédération de l'industrie automobile allemande (VDA)

Après une année 2009 meilleure que prévu et 2010 qui s'annonce en fort repli, quels débouchés s'offrent hors d'Europe aux constructeurs allemands ?

Les marchés asiatiques croissent à un rythme impressionnant. Les ventes ont augmenté de deux tiers en Inde au mois de novembre. Dans ce pays, Audi, BMW, Daimler et Volkswagen ont inauguré des usines dans les deux dernières années, ce qui porte à 65 le nombre de sites exploités par des constructeurs et équipementiers allemands. La Chine va boucler l'année en progression de 40 %. Là-bas, presque un véhicule sur cinq est d'origine allemande. Aux Etats-Unis, avec 10 millions de voitures vendues en 2009, on reste très éloigné du niveau moyen de 15 millions ces dernières années. Dans ce contexte sinistré, les constructeurs allemands ont amélioré d'un point leur part de marché, à 7,3 %. Nous voulons encore progresser en 2010 avec l'introduction de modèles à faibles émissions de CO2 et des motorisations hybrides ou au diesel propre, qui rencontrent un succès grandissant auprès des automobilistes américains.

La concurrence venue d'Asie pose-t-elle de nouveaux défis à l'industrie européenne, allemande notamment ?

Si le groupe chinois BAIC rachète Saab à General Motors, et qu'une autre entreprise chinoise s'empare de Volvo, filiale du groupe Ford, alors ce sera le signal d'un déplacement des centres de gravité du marché mondial de l'automobile. Personne ne peut se reposer sur l'existant. L'industrie allemande peut précisément renforcer sa présence à l'international car le rythme de ses innovations est élevé. Ses dépenses en recherche ont augmenté de 4,4 % cette année malgré la crise, pour atteindre 20,9 milliards d'euros.

La voiture électrique sera bientôt mûre pour le stade industriel. Comment l'Allemagne, réputée pour ses grosses berlines gourmandes en carburant, s'investit-elle dans ce domaine ?

L'industrie automobile allemande investit massivement dans le développement de motorisations hybrides de différentes capacités, jusqu'au véhicule 100 % électrique. La première berline de série de classe supérieure équipée d'une batterie lithium-ion vient d'Allemagne. Nous avons convenu, les Français aussi du reste, de jouer un rôle de précurseur dans le développement de ce type de propulsion. Nous tablons sur un million de véhicules électriques en circulation en Allemagne à l'horizon 2020. Mais si l'on rapporte ce chiffre aux 40 millions d'automobiles qui sillonnent nos routes, on voit que le moteur classique à combustion, dont nos entreprises continuent d'améliorer l'efficacité, va encore jouer pour longtemps un rôle majeur.

PROPOS RECUEILLIS PAR J.-PH. L.

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mercredi 30 décembre 2009

La puissance chinoise s'affirme de plus en plus ouvertement - Yann Rousseau

Les Echos, no. 20583 - bilan 2009 : international, mercredi, 30 décembre 2009, p. 6

En générant, malgré la crise, une croissance de plus de 8 % pour 2009, Pékin pense démontrer la supériorité de son modèle. La résistance à la domination idéologique des puissances occidentales déclinantes s'affirme.

Le 18 novembre 2009 pourrait rester comme une date clef dans l'histoire mondiale. Ce jour-là, à l'issue de la réglementaire visite de la Grande Muraille, Barack Obama quittait, penaud, la Chine qui, pendant trois jours, venait d'opposer à toutes ses requêtes et demandes de coopération sur les grands enjeux internationaux une arrogance froide. Malgré une approche en douceur, le président américain n'avait réussi à faire entendre aucun de ses appels en faveur d'une réévaluation du yuan ou d'une pression diplomatique chinoise accrue sur les régimes nord-coréen et iranien, soupçonnés de manipuler leurs programmes nucléaires. Face aux responsables de l'Union européenne invités à Nanjing, Wen Jiabao, le Premier ministre chinois, affichera, quelques jours plus tard, la même morgue, avant d'accuser les Occidentaux de vouloir, par leurs éternels reproches, freiner le développement de son pays.

Après avoir longtemps suivi les préceptes de Deng Xiaoping, qui, il y a une vingtaine d'années dans sa maxime dite « des 24 caractères », appelait son pays à « observer calmement, asseoir sa position, cacher ses capacités, garder un profil bas et ne jamais revendiquer le leadership », le pouvoir communiste de Pékin a osé pour la première fois, en 2009, se poser en puissance mondiale de premier rang, face notamment aux Etats-Unis, dont le leadership n'avait jusqu'ici jamais été contesté publiquement.

Dès le premier semestre, les autorités chinoises ont pris confiance en elles au fil du déroulement de leur massif plan de relance de 4.000 milliards de yuans, encensé aveuglément par les capitales occidentales. Percevant les premiers effets de ces dépenses sur leur croissance, qui a finalement terminé l'année à plus de 8 %, Pékin s'est permis de critiquer, dans tous les forums internationaux, les errances du modèle libéral occidental, qui porterait en lui les déséquilibres financiers responsables de la crise mondiale et aurait prouver son incapacité à rebondir.

Hégémonie contestée

En mars, quelques jours avant la réunion du crucial G20 de Londres, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la banque centrale chinoise, se permettait de faire trembler le dollar sur les marchés internationaux en remettant en cause dans une tribune l'hégémonie du billet vert. Preuve supplémentaire s'il en est du retour de la Chine sur le devant de la scène mondiale, le forum du G20 auquel elle appartient a définitivement supplanté celui du G8 lors du sommet de Pittsburgh, le 25 septembre, pour gérer les affaires économiques internationales.

Désormais convaincue que la spectaculaire envolée de son PIB prouve, malgré les dangereux déséquilibres qu'elle porte (exportations déprimées, consommation atrophiée, secteur privé brimé_), la force de son modèle de développement et donne à sa diplomatie une nouvelle aura pour résister à la dominance idéologique des grands pays développés, la Chine n'a, à la mi-décembre, pas hésité à refuser toute concession dans les négociations sur le climat, au risque d'être accusée d'avoir sabordé le sommet de Copenhague. Elle a ainsi prouvé que la défense de son agenda allait à l'avenir souvent se heurter aux intérêts autrefois présentés comme « globaux » par les autres puissances, américaine et européennes.

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Luxe : les Chinois de plus en plus sophistiqués - Valérie Leboucq

Les Echos, no. 20583 - Les stratégies, mercredi, 30 décembre 2009, p. 8

La Chine, nouvel eldorado du luxe, devient aussi un marché de plus en plus sophistiqué. C'est ce qui ressort de la récente étude de BBDO Beau. Réalisée par la filiale de relations publiques Proximity Live, basée à Shanghai, elle confirme l'énorme potentiel du luxe en Chine, qui représente désormais un quart du marché mondial avec des ventes de 8,6 milliards de dollars.

Le nombre de personnes possédant au moins 1 million de dollars disponible atteint d'ores et déjà les 500.000. L'étude relève surtout le changement très rapide des mentalités vis-à-vis du luxe. « Dans un monde où de plus en plus de gens peuvent s'offrir des sacs Vuitton ou une berline, la connaissance devient la nouvelle valeur. Et quand il s'agit de biens de luxe, l'histoire et les valeurs de la marque comptent plus que jamais », constate Proximity Live. Se référant à la tradition chinoise du mandarinat dans la formation des classes dirigeantes, l'étude souligne que « le mode de vie de cette élite fortunée se caractérisait par le confort et la sophistication. Les développements d'aujourd'hui ne sont que l'écho de cette ancienne culture ».

Les clients chinois du luxe seraient en train de modifier leur perception vis-à-vis des marques étrangères, passant d'une attitude « d'absorption du monde à la redécouverte et la fascination pour leur propre culture ». Redécouverte qui s'accompagne de fierté doublée d'un réel optimisme sur l'avenir (67 % des personnes interrogées pensent que leur situation financière s'améliorera dans les douze mois). Proximity Live en tire plusieurs conséquences pour les marques, invitées à opérer un « retour vers l'essentiel ». Pour se rapprocher des consommateurs, elles auraient intérêt à jouer davantage la carte locale : adaptation des grandes campagnes de pub, séries limitées pour le marché chinois.

Message reçu cinq sur cinq par Hermès, qui va même au-delà. Le français a en effet décidé d'investir dans la création d'une marque de luxe chinoise, baptisée Shang Xia, chargée de capitaliser sur les savoir-faire ancestraux de l'empire du Milieu.

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Les fonds souverains sont de retour - Javier Santiso

Les Echos, no. 20583 - Idées, mercredi, 30 décembre 2009, p. 11

On les avait oubliés. Les fonds souverains, comme les autres gestionnaires d'actifs internationaux, ont connu des pertes importantes suite à la crise. Ils semblent cependant avoir su laisser passer l'orage et les voilà de retour qui investissent aux quatre coins du monde. Mais ne nous trompons pas : ce retour des fonds souverains sur le devant de la scène prend des allures très différentes de celles observées avant la crise.

Indubitablement, les fonds souverains sont de retour. L'Afrique, l'Asie et même l'Amérique latine voient naître de nouveaux organismes. Le débat est ouvert en Algérie et en Inde. Le Nigeria est déjà en train de voter une loi. L'Angola, l'Indonésie, et la Mongolie viennent de sauter le pas en créant leurs propres fonds souverains. L'Arabie saoudite et la Malaisie, qui disposaient déjà de fonds de ce type, viennent de créer de nouvelles structures, Hassana Investment Co. et 1Malaysia Development Berhad (1MDB), toutes deux principalement destinées à investir sur des actifs étrangers. L'Amérique latine n'est pas en reste. Fin 2008, le Brésil s'est doté d'un fonds souverain. Le pays est à présent aux commandes de réserves supérieures à 230 milliards de dollars et, comme si cela ne suffisait pas, les gisements pétrolifères découverts vont continuer à alimenter de plus belle les finances du pays.

Aujourd'hui, il existe au total dans le monde une cinquantaine d'institutions de ce type qui gèrent quelque 3.000 milliards de dollars. Les plus importantes viennent du Moyen-Orient et d'Asie, région au sein de laquelle se distinguent plus particulièrement la Chine et Singapour. Certaines, comme Adia (Abu Dhabi Investment Authority), la plus grande au monde si l'on considère le poids des actifs gérés, emploient près de mille personnes, ce qui leur confère une capacité d'investissement propre bien supérieure à celle d'autres institutions qui font encore leurs premiers pas comme les fonds souverains d'Asie centrale. Quoi qu'il en soit, toutes ces institutions sont en train de revoir profondément leurs stratégies et leurs choix d'investissement. Pour elles, comme pour les autres gestionnaires d'actifs dans le monde, la crise n'est pas seulement financière ou économique, elle est aussi cognitive. Le monde des investissements, y compris des fonds souverains, vient de découvrir qu'investir dans les pays de l'OCDE peut être plus risqué qu'il n'y paraît, même lorsqu'il s'agit de la première puissance mondiale.

Jusqu'à une période récente, investir dans les pays de l'OCDE était supposément « low risk, low return » alors qu'investir dans les pays émergents était « high risk, high return ». Ces deux équations ont volé en éclats avec la crise internationale de 2008. Les entreprises américaines qui bénéficiaient des meilleures notations ont disparu de la surface du globe ou sont en faillite. En revanche, certains pays émergents bénéficient aujourd'hui de primes de risque comparables à celles de nombre de leurs pairs de l'OCDE. La crise invite à reconsidérer les simplifications auxquelles nous étions habitués, y compris cette vision du monde héritée du siècle passé qui divise le monde en pays émergents et pays développés. Suite à la crise, les frontières qui séparaient ces catégories s'effacent peu à peu. Investir sur des produits du premier monde industrialisé peut s'avérer hautement risqué. A l'inverse, investir sur les marchés émergents peut ne pas constituer l'exercice à haut risque qu'il était par le passé tout en continuant à offrir des perspectives de rendement très attractives.

Pour certains fonds souverains, cette crise cognitive s'est traduite par des actions concrètes. Temasek de Singapour, l'une des références majeures de l'univers des fonds souverains, n'a pas hésité à reconsidérer radicalement sa stratégie globale d'investissement. Courant 2009, ce fonds a décidé de miser encore plus sur les marchés émergents, en augmentant la part dédiée à ce type d'actifs jusqu'au chiffre record de 80 % et en réduisant à un minimum de 20 % celle consacrée aux pays de l'OCDE. De façon quasi simultanée à l'annonce de cette recomposition, le fonds sortait du capital de Bank of America et de Barclays, tout en augmentant ses positions dans la China Construction Bank et Standard Chartered. Le signal n'aurait pas pu être plus clair : « Nous misons sur les marchés émergents, que ce soit directement, par des prises de participation dans leurs banques et leurs entreprises, ou indirectement, à travers des prises de participation dans des banques et des entreprises de l'OCDE mais qui déploient une activité importante dans les pays émergents ». Pour dissiper le moindre doute, si besoin était, le fonds a également ouvert, en 2009, des bureaux dans des régions relativement éloignées de sa base nationale, en plaçant des équipes au Mexique et au Brésil, afin de réaliser des investissements dans la région.

D'autres fonds suivent à présent les pas de Temasek. Par exemple, GIC, l'autre grand fonds souverain du pays, a décidé de placer deux de ses hauts responsables à Londres et à New York, afin de promouvoir respectivement ses investissements en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient, pour ce qui est du premier, et aux Amériques, du Nord, mais surtout du Sud, pour ce qui est du deuxième. Le fonds souverain chinois CIC (qui gère plus de 200 milliards de dollars) fait lui aussi ses achats dans des régions comme l'Asie centrale ou le Sud-Est asiatique. Durant le seul mois d'octobre, ce fonds a acheté pour près de 4 milliards de dollars d'actifs sur des émergents comme l'Indonésie, Singapour et le Kazakhstan. Pendant l'été 2009, il s'est également doté d'un conseil international qui comprend, par exemple, Arminio Fraga, l'ancien gouverneur de la Banque centrale du Brésil, preuve qu'il s'intéresse également à l'Amérique latine.

Les fonds souverains du Moyen-Orient misent, eux aussi, de plus en plus sur les émergents. Il n'est donc pas surprenant que Aabar Investments, une filiale du géant Ipic d'Abu Dhabi, ait investi, en octobre 2009, près de 330 millions de dollars dans une prise de participation dans Banco Santander Brasil, acquérant ainsi 0,6 % de la filiale brésilienne de la Banque Santander, ce qui constitue encore une autre façon de miser sur les émergents (comparable à ce qu'a réalisé Temasek avec Standard Chartered).

Ces recompositions stratégiques des fonds souverains constituent sans aucun doute une bonne nouvelle pour les marchés émergents et leurs entreprises. Elles le sont aussi pour les entreprises européennes, notamment pour celles qui ont su miser sur les émergents. Une autre manière de parier aussi pour ces nouveaux mondes.

PHOTO - Abu Dhabi Crown Prince Sheikh Mohammed bin Zayed al-Nahayan (2nd L) participates in the Royal Tour of the Gastech exhibition at the Abu Dhabi National Exhibition Centre May 25, 2009. Abu Dhabi National Oil Co (ADNOC) has issued tenders for four large contracts related to the Shah gas field development project, its Chief Executive Yousef Omair bin Yousef said on Monday.

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ANALYSE - En politique extérieure, Washington veut faire plus avec moins

Le Monde diplomatique - Janvier 2010, p. 8 9

Michael T. Klare

Bilan d'étape pour M. Obama.

Rarement un président des Etats-Unis est arrivé au pouvoir avec des objectifs de politique étrangère aussi ambitieux que ceux de M. Barack Obama. Entré en fonction en janvier 2009, à un moment où la réputation internationale des Etats-Unis était sérieusement écornée, il entendait restaurer le prestige de son pays en s'attaquant à une vaste palette de problèmes : le désarmement nucléaire, la paix entre Israël et les Palestiniens, l'amélioration des relations avec la Russie, la réconciliation entre l'" Occident " et le monde musulman. Comme si cela n'était pas suffisant, il souhaitait aussi porter son attention sur des problèmes largement ignorés par le gouvernement de M. George W. Bush, comme la pauvreté dans le monde et le changement climatique.

Nombre de ceux qui ont soutenu M. Obama croyaient qu'il parviendrait à réaliser d'importants progrès sur ces questions durant la première année de son mandat. Ils ont été largement déçus. Cela reflète les attentes - peut-être un peu excessives - qu'ils nourrissaient à son égard, mais également une mauvaise appréciation de son tempérament et de l'environnement dans lequel il est contraint d'agir (lire " Peut-on réformer les Etats-Unis ? "). C'est un dirigeant méthodique, pragmatique, peu enclin aux actions spectaculaires. Bien conscient des limites du pouvoir américain - plus importantes que celles rencontrées par tous les présidents des Etats-Unis de la période récente -, il évite de prendre des initiatives qui mettraient davantage à l'épreuve les moyens d'un pays aux déficits déjà abyssaux.

Si l'on fait un bilan de sa première année de gouvernement, il est important de rappeler qu'aucun chef d'Etat américain n'a d'emblée été confronté à un tel déclin. Il y a huit ans, lorsque M. Bush est devenu président, les Etats-Unis disposaient d'une économie solide, d'une armée apparemment toute-puissante et n'avaient pas d'adversaires sérieux.

Ces conditions enviables ont disparu. L'invasion de l'Afghanistan puis de l'Irak par M. Bush ont dissipé l'élan de sympathie dont avait bénéficié le pays après les attentats du 11 septembre 2001. La prolongation de ces interventions les a de surcroît transformées en fiascos très coûteux, qui sapent le moral de l'armée américaine. Pendant ce temps, l'administration s'est affranchie des contraintes financières pour octroyer des prêts de manière inconséquente, ce qui a finalement conduit à un effondrement économique.

Tenter d'enrayer le déclin constitue le maître mot de la politique extérieure de l'administration Obama. Comme le répètent le président et son équipe, il s'agit d'" accomplir plus avec moins ". Pour y parvenir, ils croient à la persuasion plutôt qu'à la contrainte, à la discussion plutôt qu'à l'antagonisme, au compromis plutôt qu'à la rigidité, aux petits pas plutôt qu'aux grandes échappées.

On le voit, par exemple, dans les efforts faits pour gagner le soutien de Moscou dans la réduction des stocks d'armes nucléaires aux Etats-Unis et en Russie, et à l'expression d'une position plus radicale sur les activités d'enrichissement nucléaire de l'Iran. Sachant qu'il ne pouvait obtenir l'approbation du Kremlin par la colère et l'intimidation - l'approche développée par M. Bush -, le président Obama a accepté d'annuler les plans de déploiement d'intercepteurs antimissiles en Pologne, un geste longtemps demandé par Moscou. Tout aussi révélatrice a été sa campagne pour revigorer les liens diplomatiques avec la Syrie, dans l'espoir d'affaiblir l'alliance Damas-Téhéran et de permettre l'ouverture de pourparlers de paix régionaux avec Israël.

Néanmoins, M. Obama a clairement laissé entendre à Oslo, dans son discours d'acceptation du prix Nobel de la paix, qu'il est - comme tous les présidents américains récents - tout à fait prêt à employer la force militaire lorsqu'il pense que les intérêts fondamentaux des Etats-Unis sont en jeu. Cela apparaît très nettement dans sa décision d'envoyer - temporairement, dit-il - plus de soldats en Afghanistan, comme dans l'extension de l'usage des drones pour localiser et tuer des dirigeants talibans au Pakistan.

Simultanément, M. Obama précise : " Nous ne pouvons pas compter exclusivement sur la force militaire. L'Amérique devra montrer sa force à travers sa capacité à mettre un terme à un conflit, à l'empêcher - et pas seulement à déclarer la guerre. " Cette perspective reflète une démarche prudente de planification stratégique entamée avant son arrivée à la Maison Blanche et poursuivie durant les premiers mois de son administration. Pour suivre ce processus et pour le conseiller sur les questions de politique extérieure, M. Obama a sélectionné des personnalités plus connues pour leur " pragmatisme " et leur " souplesse " que pour leurs positionnements idéologiques (1). En retour, ces conseillers ont soutenu le président en mettant au point des stratégies qui reflètent les limites de la puissance américaine tout en visant l'optimisation de ses avantages naturels.

Les grandes lignes de cette approche ont été pleinement développées en avril dernier à Washington lors d'un symposium extraordinaire de deux jours sur les nouvelles perspectives stratégiques des Etats-Unis. Organisée par l'Institut d'études stratégiques nationales (INSS) de l'Université de défense nationale, cette rencontre a vu les interventions de personnalités telles que Mme Michèle Flournoy, sous-secrétaire à la défense, M. James Steinberg, secrétaire d'Etat adjoint, et Mme Anne-Marie Slaughter, directrice de la planification politique au département d'Etat (2).

Une idée fondamentale en est ressortie : les Etats-Unis doivent s'adapter à un monde dans lequel ils ne jouissent plus d'une suprématie incontestée. " Etant donné les changements radicaux en cours, nous devons distinguer les choses sur lesquelles nous pouvons agir et celles auxquelles nous devons nous adapter ", a expliqué un fonctionnaire expérimenté. A propos de l'ascension de la Chine et de l'Inde, par exemple, il a confié : " Nous ne pouvons pas changer le cours des choses - il n'existe aucune recette plausible permettant de retarder [leur] croissance. " Au lieu de cela, Washington doit chercher à réunir ces pays dans la lutte contre des problèmes mondiaux tels que le sous-développement, le changement climatique et le désordre économique.

Inutile de dire que cela implique d'abandonner tout ce qui ressemble à de l'arrogance ou à du paternalisme. " Nous devons apprendre à diriger dans un monde horizontal et non hiérarchisé, a estimé un fonctionnaire du département d'Etat. Nous ne pouvons dicter leur conduite à d'autres pays, nous devons user de persuasion. " Cela pourrait signifier, dans quelques cas, travailler en dehors des sentiers battus diplomatiques, afin d'atteindre la population de certains Etats grâce à des moyens informels de communication.

Pour la ministre des affaires étrangères, Mme Hillary Clinton, cette approche peut être décrite comme le " pouvoir intelligent ", c'est-à-dire " l'utilisation avisée de tous les moyens dont nous disposons, y compris (...) notre puissance économique et militaire, notre aptitude à entreprendre et à innover, ainsi que les capacités et la crédibilité de notre nouveau président et de son équipe (3) ".

M. Obama est cependant trop pragmatique pour croire que les avancées dans les domaines qui le préoccupent - désarmement nucléaire, paix au Proche-Orient, éradication de la pauvreté, etc. - peuvent se produire s'il néglige les " intérêts nationaux " essentiels des Etats-Unis ou s'il s'aliène des électorats-clés.

A un moment donné, il aurait été possible d'évoquer la restauration de la démocratie en Afghanistan et l'amélioration des conditions de vie de ses habitants. Cela ne semble plus à la portée de Washington - en tout cas pas à un prix que l'Amérique puisse supporter. Le choix - M. Obama doit l'avoir perçu - se situait donc entre une possible victoire des talibans et une opération destinée à donner au président Hamid Karzaï une chance de se racheter. Un autre sujet de préoccupation était de voir la victoire des talibans en Afghanistan enhardir les forces talibanes au Pakistan.

La situation en Iran représente un défi tout aussi épineux. Les préférences de M. Obama sont claires : concevoir une issue négociée au conflit sur l'enrichissement nucléaire, qui confirmerait sa foi en l'efficacité de la discussion en lieu et place de la confrontation. Pour y parvenir, il a tenté d'amener les Iraniens à la table des négociations tout en convainquant les Russes de la nécessité de sanctions en cas d'échec. Tout aussi important, il a persuadé les Israéliens de s'abstenir de toute action militaire tant que les pourparlers semblent progresser. Cependant, une épreuve de force paraît probable (4). Et, comme il est peu vraisemblable que de nouvelles sanctions vont faire plier les Iraniens, M. Obama devra de nouveau envisager l'éventualité d'un recours à la force militaire.

Concernant la Russie, le président cherche à établir des relations favorables au désarmement nucléaire et à la confrontation avec l'Iran. Pour atteindre ses objectifs, il s'est efforcé de gagner la confiance du président Dmitri Medvedev et l'a félicité d'avoir rompu avec les habitudes de la guerre froide, tout en condamnant son prédécesseur Vladimir Poutine, adepte de la " manière ancienne de gérer les affaires (5) ". Lors d'une série d'entretiens en tête à tête, M. Obama a obtenu le soutien de M. Medvedev pour une réduction importante, des deux côtés, des stocks d'armes nucléaires, et une promesse d'appliquer des sanctions contre l'Iran si elles se révélaient nécessaires. Toutefois, la dégradation des relations entre Moscou et l'Ukraine (lire " Fantômes russes dans l'isoloir ukrainien ") ou avec d'autres républiques ex-soviétiques pourrait mener à des frictions avec Washington.

Enfin, s'agissant de Pékin, M. Obama a cherché à établir un nouveau cadre de relations qui prenne en compte le statut de superpuissance naissante de la Chine, tout en préservant la liberté d'action des Etats-Unis. Un tel cadre est nécessaire, selon lui, si on veut éviter une crise au sujet de Taïwan et s'assurer la coopération de Pékin sur des questions comme le réchauffement climatique et la prolifération nucléaire en Iran et en Corée du Nord. Mais il s'agit d'un projet ambitieux, compte tenu de l'inquiétude - assez répandue aux Etats-Unis - que suscite le poids économique croissant de la Chine.

Cette approche de M. Obama a été particulièrement claire lors de sa visite à Pékin en novembre 2009. De nombreux Américains ont regretté qu'il ne se soit pas prononcé sur les violations des droits humains au Tibet et sur la dépréciation artificielle de la monnaie chinoise. Cependant, le président Hu Jintao et lui ont signé, le 17 novembre, une déclaration de principe sur les futures relations entre leurs deux pays qui pourrait servir de cadre à la coopération à long terme souhaitée par M. Obama : " Les Etats-Unis et la Chine ont une base de coopération de plus en plus large et partagent des responsabilités communes de plus en plus importantes sur de nombreuses questions essentielles portant sur la stabilité et la prospérité mondiales. "

Partout où c'était possible, M. Obama a tenté de faire partager sa vision des relations internationales, mais il n'a pas hésité à renoncer à un projet lorsque celle-ci suscitait une forte opposition à l'étranger ou dans son pays. En Amérique latine, sa politique ne s'écarte guère de celle de M. Bush. Et, lorsque sa volonté de contraindre Israël à stopper les constructions de nouvelles colonies en Cisjordanie s'est heurtée à une résistance inflexible, il a tout simplement abandonné cette approche.

" En Floride, l'éternel espoir du rebond ", par Olivier Cyran

(août 2009). " Premier test pour la présidence Obama ", par Peter Custers

(mai 2009). " Le coeur de l'automobile américaine a cessé de battre ", par Laurent Carroué

(février 2009). " M. Obama, prisonnier des "faucons" en Irak ? ", par Gareth Porter

(janvier 2009). " A Chicago, la lutte syndicale a payé ", par Peter Dreier

(janvier 2009). " Le parti démocrate au pouvoir pour vingt ans ", par Jérôme Karabel

(décembre 2009).

Note(s) :

(1) Toutefois, Mme Hillary Clinton a pour conseiller " Amérique latine " M. John Negroponte, ambassadeur au Honduras au moment de la guerre d'agression contre le Nicaragua, en Irak après la mort de Saddam Hussein, puis directeur du renseignement national (DNI) après le 11 septembre 2001 ; il a joué un rôle dans le récent coup d'Etat au Honduras, puis dans la reconnaissance du gouvernement illégitime issu des élections qui ont suivi (lire " Au Honduras, comment blanchir un coup d'Etat ").
(2) Le symposium, qui s'est tenu les 7 et 8 avril, était destiné à faire connaître la publication par l'INSS du rapport " Global strategic assessment 2009 ".
(3) Hillary Clinton, " Foreign policy address at the Council on foreign relations ", Washington, DC, 15 juillet 2009 .
(4) Lire Gareth Porter, " Les dessous des négociations avec l'Iran ", Le Monde diplomatique, décembre 2009.
(5) The New York Times, 3 juillet 2009.
Nos précédents articles
" En Floride, l'éternel espoir du rebond ", par (août 2009). " Premier test pour la présidence Obama ", par (mai 2009). " Le coeur de l'automobile américaine a cessé de battre ", par (février 2009). " M. Obama, prisonnier des "faucons" en Irak ? ", par (janvier 2009). " A Chicago, la lutte syndicale a payé ", par (janvier 2009). " Le parti démocrate au pouvoir pour vingt ans ", par (décembre 2009).

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La Chine restreint ses exportations de matières premières stratégiques - Alain Faujas

Le Monde - Economie, mercredi, 30 décembre 2009, p. 11

L'Union européenne (UE), les Etats-Unis et le Mexique ont tiré un coup de semonce important contre la Chine, le 21 décembre, en obtenant la création d'un groupe spécial de règlement des différends à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce groupe sera chargé de dire si Pékin viole la libre concurrence par ses restrictions à l'exportation de matières premières.

Pour les industries européennes, il s'agit d'une question de survie, comme cela a été précisé par la Commission dans son " initiative matières premières " du 4 novembre 2008. Elle y constatait " plus de 450 restrictions à l'exportation pour plus de 400 matières premières différentes " pratiquées par des pays émergents. Elle y annonçait que " l'UE agira avec détermination pour contester les mesures qui vont à l'encontre des règles de l'OMC ou des accords bilatéraux ".

C'est ce qu'elle fait en dénonçant les restrictions chinoises sur la bauxite, le coke, le germanium, le magnésium, le manganèse, le silicium, le zinc et le phosphore. Ainsi, le manganèse chinois est-il frappé d'une taxe à l'export de 30 %. " Les industries de l'Union potentiellement touchées représentent 4 % de l'activité industrielle de l'UE et près de 500 000 emplois ", estime la Commission, qui attaque ces pratiques au nom du protocole d'accession à l'OMC dans lequel la Chine promettait, en 2001, de ne pas limiter l'accès à ses matières premières.

Le jugement de l'OMC sera très attendu, tant le monopole chinois sur un nombre croissant de matières premières stratégiques est perçu comme une menace.

" Il y a vingt ans, raconte Georges Pichon, PDG du négociant en métaux MarsMetal, on ne dénombrait aucun grand producteur de magnésium en Chine. Aujourd'hui, il n'y en a plus un seul hors de Chine. " " Le tantale, indispensable pour nos téléphones portables, était à l'origine traité uniquement par des Occidentaux, poursuit M. Pichon. En dix ans, le chinois Ningxia Orient Tantalum s'est approprié 20 % du marché. Pour élever le niveau de vie de sa population, Pékin mène une politique habile de grande puissance pour contrôler le plus de filières technologiques possible. "

Ces filières dépendent de la maîtrise de vingt-neuf " métaux rares " (de l'antimoine au vanadium, en passant par l'indium) et de dix-sept " terres rares " (notamment l'or, le rhodium, le rhénium, ou le germanium...). Utilisés en quantités infinitésimales, ces éléments améliorent les propriétés physico-chimiques des autres métaux. Ils sont produits en petites quantités (130 tonnes de gallium par an), car ils sont souvent un sous-produit, à l'image du rhénium, extrait du molybdène, lui-même extrait du cuivre. Ils coûtent donc cher : le rhodium a atteint, en janvier 2008, le prix de 7 000 dollars l'once, quand l'or était à 900 dollars !

Autant dire qu'ils sont réservés à de très hautes technologies. Chaque écran à cristaux liquides contient 2 grammes d'indium. Pas d'ampoule basse consommation sans gallium. Pas de cellules solaires performantes sans sélénium. Pas de vision de nuit infrarouge sans germanium. Derrière la plainte à l'OMC des Occidentaux, ce sont ces terres rares qui sont en jeu, car la Chine est réputée assurer 95 % de leur production mondiale.

A l'OMC, on s'attend à ce que Pékin invoque l'article XX-G du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), qui prévoit des exceptions au libre-échange pour raisons environnementales. Le site du Quotidien du peuple a fait valoir, le 6 novembre, qu'au rythme d'exploitation actuel le premier gisement mondial de terres rares, à Baotou en Mongolie-Intérieure, pourrait être épuisé dans trente ans. D'autre part, le gouvernement chinois plaidera qu'en créant des quotas d'exportation (233 tonnes pour l'indium en 2009) il veut mettre fin aux exportations sauvages dont bénéficient les Occidentaux et qui représenteraient un tiers des sorties chinoises de métaux rares.

Forcer la Chine à respecter les règles de l'OMC ne suffira pas. Christian Hocquard, économiste au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), a souligné, le 3 décembre lors d'une conférence, que les Exchange Traded Funds (ETF), véhicules d'investissement physique sur les matières premières, commençaient à en stocker - notamment de l'indium - pour assécher ce petit marché et faire exploser les prix.

" Est-ce bien raisonnable de considérer les métaux rares comme une classe d'actifs ? ", demande M. Hocquard, qui conseille aux industriels des mesures antispéculation : signature de contrats d'achat à long terme, couverture à terme à des prix fixés au London Metal Exchange, stockage préventif, recyclage des matières rares (50 000 téléphones = un kilo d'or), substitution d'un métal à un autre (le palladium à la place du platine dans les pots catalytiques).

Faute de volonté, les " bulles " en formation déboucheront sur des crises qui donneront crédit aux croyances millénaristes prédisant l'épuisement de tel minéral comme signe avant-coureur de la fin du monde. Et sur des bénéfices indus pour les spéculateurs.

Alain Faujas

PHOTO - A general view is seen of the closing ceremony at the 7th World Trade Organization (WTO) ministerial meeting in Geneva December 2, 2009.

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Le barrage des Trois-Gorges plus décrié que jamais - Brice Pedroletti

Le Monde - Environnement & Sciences, mercredi, 30 décembre 2009, p. 4

Plantées à intervalles réguliers sur les rives de la retenue d'eau du barrage des Trois-Gorges, des bornes indiquent en rouge la hauteur maximale à atteindre : 175 mètres. Quinze ans après le lancement de ce chantier si décrié, elles n'ont toujours pas été submergées. Motif : une sécheresse persistante en aval.

Cette année, le niveau de l'eau a bien monté de 30 mètres depuis septembre (les barrages chinois ouvrent leurs vannes avant l'été, au moment où les pluies sont abondantes), mais le niveau se maintient depuis mi-novembre entre 170 et 172 mètres. Il a en effet fallu ouvrir les vannes, près de 2,5 millions de personnes ayant été privées d'eau potable cet automne dans sept provinces au sud de la région de Chongqing.

En urgence, le bureau de contrôle des inondations et de la sécheresse avait pourtant ordonné le mois dernier aux barrages situés en amont des Trois-Gorges d'effectuer des lâchers d'eau. Pour que ce dernier se remplisse tout en laissant écouler un débit suffisant vers l'aval. " Ils n'ont pas réussi l'an dernier à atteindre le niveau de 175 mètres, et échouent de nouveau cette année ! ", explique un ingénieur de Chengdu, qui milite dans une association de défense de l'environnement. " Les lacs de Dongting et Poyang en aval sur le Yangzi, les plus grands de Chine, n'ont jamais été aussi asséchés. Les autorités ne veulent pas le reconnaître, mais le barrage des Trois-Gorges a un impact sur un grand nombre de variables environnementales ", ajoute-t-il.

L'ouvrage, qui retient l'eau sur 660 km, amplifie les effets du réchauffement climatique qui a déjà réduit le débit du Yangzi. " Tout indique que la retenue d'eau a aussi un impact en retour sur le climat lui-même, car les phénomènes climatiques extrêmes se multiplient localement ", poursuit-il.

Les conséquences environnementales du barrage des Trois-Gorges inquiètent les écologistes chinois. Pour la plupart, ils étaient contre sa construction. Même si le manque d'études indépendantes et objectives, le grand nombre de disciplines concernées et la réticence du gouvernement et du lobby électrique à tolérer les débats les divisent et entravent leurs actions. Certains, comme les géologues Fan Xiao et Yang Yong, tous deux installés à Chengdu, dénoncent les risques d'instabilité géologique : à mesure que l'eau monte, elle s'infiltre, amollit la structure des sols, favorise les glissements de terrain. L'hypothèse des milieux scientifiques que le séisme du Sichuan, en mai 2008, ait été provoqué par la vidange du barrage de Zipingpu, a renforcé leurs craintes.

D'autres tirent la sonnette d'alarme sur les risques de pollution. " Maintenir la qualité de l'eau de la retenue est un problème majeur ", explique à Chongqing, Wu Dengming, fondateur de l'ONG Green Volunteer League.

Ce vétéran du combat écologique se bat pour la promulgation d'une loi qui permettrait aux ONG de porter plainte au nom de l'intérêt général quand lacs et rivières sont en danger. Opposé depuis le début au barrage des Trois-Gorges, cet ancien policier et membre du Parti joue de ses connexions pour faire la guerre aux pollueurs.

Le gouvernement de Chongqing, la municipalité de 32 millions d'habitants (dont 70 % de ruraux) qui couvre le site de la retenue, assure-t-il, a conscience du défi : quarante nouvelles stations d'épuration doivent être construites d'ici 2015. Seize seulement sont, selon lui, terminées. Pas plus de 65 % des eaux usées sont actuellement traitées.

Contre toute attente, Wu Dengming s'est trouvé une mission : convaincre les zones rurales de s'équiper de stations naturelles d'épuration par les plantes. Avec ses HLM lépreux, ses lopins de terre sarclés jusqu'au dernier centimètre, Wangjia, dans le district de Yubei, au nord-est de Chongqing, est l'une de ces agglomérations " rurales " aux infrastructures vétustes comme il y en a tant en Chine. Ses 15 000 habitants produisent 800 tonnes d'eaux usées par jour, non traitées, qui se déversent dans le Yangzi, à 5 kilomètres. Wu Dengming y a installé un site d'épuration biologique, opérationnel depuis six mois, avec un membre de son association, Duan Qianlong, patron d'une PME d'ingénierie environnementale, la Chongqing Luhe. A l'origine, le militant avait été contacté par les habitants, en colère contre les autorités du district car l'étang du bourg était trop pollué.

Les eaux usées, une fois décantées, transitent par des cultures de plantes qui se nourrissent de la pollution, comme le myriophylle aquatique ou le canna. Elles sont naturellement épurées au terme de 24 heures de ce circuit. Cette technique de lagunage naturel, pratiquée ailleurs dans le monde, est, selon Duan Qianlong, très bien adaptée aux campagnes chinoises désargentées : " Ça ne dépense pas d'énergie, ça convient au climat, et ça coûte 3 maos (0,3 centime d'euro) la tonne d'eau à traiter ", dit-il, contre " 27 centimes pour une station traditionnelle ".

L'investissement est estimé à 1 million de yuans (100 000 euros). Les autorités du district ont dit banco : douze autres stations de ce type ont déjà été aménagées à Yubei. Et vingt autres sont à l'étude dans d'autres districts de Chongqing. " Ce qu'on veut, c'est promouvoir cette technologie tout le long du Yangzi, déclare Wu Dengming. Il y a 200 bourgs comme Wangjia dans la municipalité de Chongqing, ce qui ne fait pas loin de cinq millions de personnes ".

Brice Pedroletti

PHOTO - AP Photo - The Itaipu dam, the world's second-largest hydroelectric power producer, is seen in the Parana River along the border of Brazil with Paraguay, Tuesday, Dec. 15, 2009. The 25-year-old dam provides about 20 percent of Brazil's electricity, and was the largest producer of electricity in the world until China's Three Gorges dam recently surpassed it.

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